Nous autres, au contraire, à l’aide de la connaissance in abstracto, nous embrassons non seulement le présent, qui est toujours borné, mais le passé et l’avenir, sans compter l’empire illimité du possible. Nous dominons librement la vie, sous toutes ses faces, bien au-delà du présent et de la réalité. Ce qu’est l’œil, dans l’espace, pour la connaissance sensible, la raison l’est, dans le temps, pour la connaissance intérieure. À nos yeux, la vision des objets n’a de sens et de valeur qu’autant qu’elle nous les annonce comme tangibles ; de même toute la valeur de la connaissance abstraite gît dans son rapport avec l’intuition. C’est pourquoi l’homme naturel met la connaissance immédiate et intuitive bien au-dessus de la connaissance abstraite, du simple concept ; il donne à la connaissance empirique la prééminence sur la connaissance logique. Tel n’est pas l’avis de ceux qui vivent plus en paroles qu’en actions, et qui ont plus regardé dans les livres et les papiers que dans la vie réelle, au point d’en être devenus pédants et cuistres. Cela seul peut nous faire comprendre comment Leibniz et Wolf, avec tous leurs successeurs, ont pu s’égarer au point d’affirmer après Duns Scot que la connaissance intuitive n’est que la connaissance abstraite confuse. Je dois avouer, à l’honneur de Spinoza, qu’à l’encontre de ces philosophes, et avec un sens plus droit, il déclare que toutes les notions générales naissent de la confusion inhérente aux connaissances intuitives (Eth., II, prop. 40, schol. 1). C’est la même absurde opinion qui a aussi fait rejeter des mathématiques l’évidence qui leur est propre, pour y introduire l’évidence logique ; c’est elle encore qui a fait ranger sous la large dénomination de sentiment tout ce qui n’est pas connaissance abstraite, et l’a fait déprécier ; c’est elle-même, en un mot, qui a poussé Kant à affirmer, en morale, que la bonne volonté spontanée, celle qui élève sa voix immédiatement après avoir pris connaissance des faits, et qui porte l’homme à la justice et au bien, n’est qu’un vain sentiment et un emportement momentané, sans valeur ni mérite, et à ne reconnaître de valeur morale qu’à la conduite dirigée suivant des maximes abstraites.

Cette faculté que la raison a donnée à l’homme, à l’exclusion des animaux, d’embrasser l’ensemble de sa vie sous toutes ses faces, peut être comparée à un plan géométrique de la croute terrestre, plan réduit, incolore et abstrait. Il y a le même rapport entre lui et l’animal qu’entre le navigateur qui se dirige à l’aide d’une carte, d’une boussole et d’un sextant, et qui sait constamment où il se trouve, – et l’équipage ignorant, qui ne voit que le ciel et les vagues. N’est-il pas surprenant, merveilleux même, de voir l’homme vivre une seconde vie in abstracto à côté de sa vie in concreto ? Dans la première, il est livré à toutes les tourmentes de la réalité, il est soumis aux circonstances présentes, il doit travailler, souffrir, mourir, comme les animaux. La vie abstraite, telle qu’elle se présente devant la méditation de la raison, est le reflet calme de la première et du monde où il vit ; elle est ce plan réduit, dont nous parlions plus haut. Là, de ces hauteurs sereines de la méditation, tout ce qui l’avait possédé, tout ce qui l’avait fortement frappé en bas, lui semble froid, décoloré, étranger à lui-même, du moins pour l’instant : il est simple spectateur, il contemple. Quand il se retire ainsi sur les sommets de la réflexion, il ressemble à l’acteur qui vient de jouer une scène et qui, en attendant l’autre, va prendre place parmi les spectateurs, regarde de sang-froid le déroulement de l’action qui se continue sans lui, fût-ce les préparatifs de sa mort, puis revient pour agir ou souffrir, comme il le doit. De cette double vie résulte pour l’homme ce sang-froid, si différent de la stupidité de l’animal privé de raison. C’est grâce à lui qu’après avoir réfléchi, pris une résolution ou s’être résigné à la nécessité, il subit ou accomplit des actes qu’il considère comme nécessaires ou, parfois, comme épouvantables : le suicide, la peine de mort, le duel, ces témérités de toute espèce qu’on paie de la vie, et en général toutes les nécessités contre lesquelles se révolte la nature animale. Alors, on voit dans quelle mesure la raison commande à cette nature et crie au brave : σιδηρειον νυ τοι ητορ [vraiment ton cœur est de fer !] (Iliade, XXIV, 521). La raison ici, – on peut le dire maintenant, – est vraiment pratique ; partout où l’action est dirigée par la raison, où les motifs sont des concepts abstraits, où l’on n’est pas dominé par une représentation intuitive isolée, ni par l’impression du moment, qui entraîne l’animal, dans toutes ces circonstances, la raison se montre pratique. Mais que tout cela diffère absolument et soit indépendant de la valeur morale de l’action, qu’une action raisonnable et une action vertueuse soient deux choses différentes, que la raison s’allie aussi bien avec la plus noire méchanceté qu’avec la plus grande bonté et prête à l’une ou à l’autre une énergie considérable par son concours, qu’elle soit également prête et puisse aussi bien servir à exécuter méthodiquement, et avec suite, un bon et un mauvais dessein, des maximes prudentes et des maximes insensées, et que tout cela résulte de sa nature pour ainsi dire féminine, qui peut recevoir et conserver, mais non créer par elle-même, – tout cela je l’ai déduit dans mon Supplément, et éclairci par des exemples. Ce que j’en ai dit trouverait ici naturellement sa place, mais j’ai dû le reléguer dans mon Supplément, à cause de la polémique contre la prétendue raison pratique de Kant ; je ne puis qu’y renvoyer.

Le développement le plus parfait de la raison pratique, au vrai sens du mot, le plus haut point auquel l’homme puisse arriver par le simple emploi de sa raison, – par où se montre le plus clairement la différence qui le sépare des animaux, – c’est l’idéal représenté par la sagesse stoïcienne. Car l’éthique stoïcienne, à son origine et dans son essence, n’est pas une science de la vertu, mais un ensemble de préceptes pour vivre selon la raison ; chez elle, le but de la vie, c’est le bonheur obtenu par le repos de l’esprit. La vertu ne se rencontre chez les stoïciens que par accident ; elle est un moyen, et non une fin. C’est pourquoi l’éthique stoïcienne, par son essence et son point de vue, diffère absolument des systèmes de morale qui n’ont en vue que la vertu, comme, par exemple, les préceptes des Védas, ceux de Platon, du christianisme, de Kant. Le but de l’éthique stoïcienne est le bonheur : τελος το ευδαιμονειν [Le bonheur est le but] (virtutes omnes finem habere beatitudinem) [Toutes les vertus ont pour but le bonheur] ; c’est ainsi que s’exprime Stobée dans l’Exposé du Portique (Ecl, lib. II, c. VII, p. 114 et 138). Cependant l’éthique stoïcienne démontre que le vrai bonheur ne s’acquiert que par la paix et le calme profond de l’esprit, [ataraxia], et que cette paix, à son tour, ne s’obtient que par la vertu. Voilà ce que veut dire l’expression : « La vertu est le souverain bien. » Qu’on ait peu à peu oublié le but pour le moyen, et qu’on ait recommandé la vertu, d’une façon qui trahit une tout autre préoccupation que celle du bonheur personnel, et même qui est en contradiction avec lui, – c’est là une de ces inconséquences par lesquelles, dans tout système, la vérité directement connue, ou, comme on dit vulgairement, la vérité sentie, nous ramène à la bonne voie, fût-ce en forçant la logique des conclusions ; c’est ce que l’on peut voir dans l’éthique de Spinoza qui, de son principe égoïste suum utile quœrere, déduit, par des sophismes palpables, une pure doctrine de la vertu. L’origine de la morale stoïcienne, telle que je l’ai comprise, est donc la question de savoir si la raison, ce privilège de l’homme, qui lui rend indirectement la vie et ses fardeaux plus légers, en réglant sa conduite, et par les bons résultats qu’elle produit, ne pouvait pas le soustraire aussi directement, c’est-à-dire par la simple connaissance et d’un seul coup, – sinon entièrement, du moins en partie, – aux souffrances et aux tourments de toute sorte qui remplissent son existence. On regardait comme incompatible avec la raison, que l’être auquel elle est liée, et qui, grâce à elle, embrasse et domine une infinité de choses et d’objets, fût cependant exposé pour le présent, au milieu des circonstances que peuvent contenir les quelques années d’une vie si courte, si fugitive, si incertaine, à des douleurs si violentes, aune angoisse si grande résultant de l’impétuosité de ses convoitises ou de ses répugnances.