On crut que la raison ne pouvait mieux être employée qu’à élever l’homme au-dessus de ces misères et à le rendre invulnérable. De là le précepte d’Antisthène : Δει κτασθαι νουν η βροχον [Il faut acquérir ou bien la raison, ou bien une corde. (pour se pendre)] (Plut, De stoic. repugn., c. 14). Cela voulait dire que la vie est si pleine de tourments et de tribulations, qu’il faut ou se la soumettre par la raison, ou l’abandonner.

On voit bien que la pénurie n’engendre pas directement et nécessairement la privation et la souffrance, qui résultent plutôt de la concupiscence non satisfaite, et que cette concupiscence est la condition même sans laquelle la première ne deviendrait pas privation et n’engendrerait pas la souffrance. Ου πενια λυπην εργαζεται, αλλα επιθυμια [Nos souffrances viennent non de la pauvreté, mais de la convoitise] (Epict. Fragm. 25). – On reconnut en même temps, par l’expérience, que ce sont nos espérances et nos prétentions qui engendrent et nourrissent le désir ; par conséquent, ce ne sont pas les maux innombrables auxquels nous sommes tous exposés, et que nous ne pouvons éviter, ni les biens que nous ne pouvons atteindre, qui nous troublent et nous tourmentent, mais uniquement la quantité plus ou moins insignifiante de biens ou de maux qu’il est permis à l’homme d’acquérir ou d’éviter. Que dis-je ? non seulement les biens ou les maux que nous ne pouvons absolument pas, mais ceux que nous ne pouvons relativement pas acquérir ou éviter, nous laissent entièrement calmes. C’est pourquoi les maux, qui font en quelque sorte partie de notre individu, ou les biens, qui doivent nous être nécessairement refusés, sont considérés par nous avec indifférence ; et bientôt, grâce à cette particularité de la nature humaine, le désir s’éteint et devient incapable de produire la douleur, s’il n’y a là aucune espérance pour lui fournir un aliment. On voit clairement par là que le bonheur repose tout entier sur le rapport de nos désirs à nos jouissances. Que les deux membres de ce rapport soient grands ou petits, c’est tout un : le rapport peut être aussi bien modifié par l’accroissement de l’un que par la diminution de l’autre. De même toute souffrance résulte d’une disproportion entre ce que nous désirons ou attendons, et ce que nous pouvons obtenir, disproportion qui n’existe que pour la connaissance et qu’une vue plus juste pourrait supprimer(29). C’est pourquoi Chrysippe nous dit : Δει ζην κατ' εμπειριαν των φυσει συμϐαινοντων (Stob., Ecl., liv. II, chap. VII, p. 134), c’est-à-dire : « On doit vivre avec une connaissance appropriée au train des choses et du monde. » Toutes les fois, en effet, que l’homme sort de son sang-froid(30), toutes les fois qu’il s’affaisse sous les coups du malheur, qu’il entre en colère, ou se livre au découragement, il montre par là qu’il a trouvé les choses autres qu’il ne s’y attendait, conséquemment qu’il s’est trompé, qu’il ne connaissait ni le monde ni la vie, qu’il ne savait pas que la nature inanimée, par hasard, ou la nature animée en vue d’un but opposé, ou même par méchanceté, contredit à chaque pas les volontés particulières ; il ne s’est pas servi de la raison pour arriver à une connaissance générale de la vie ; ou le jugement est trop faible en lui, pour reconnaître dans le domaine du particulier ce qu’il admet dans le domaine du général ; c’est pourquoi il s’emporte et perd son sang-froid. Aussi toute joie vive est-elle une erreur, une illusion, parce que la jouissance du désir satisfait n’est pas de longue durée, et aussi parce que tout notre bien ou tout notre bonheur ne nous est donné que, pour un temps, et comme par hasard, et peut par conséquent nous être ravi tout à l’heure. Toutes nos douleurs viennent de la perte d’une semblable illusion ; et ainsi nos biens et nos maux viennent tous d’une connaissance incomplète ; voilà pourquoi la douleur et les gémissements sont étrangers au sage, et pourquoi rien ne saurait ébranler son ataraxie.

Fidèle à cet esprit et aux tendances du Portique, Epictète commence par là, et arrive à son tour à cette idée, qui est comme le centre de sa philosophie, – qu’il faut bien distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et n’établir aucun fondement sur le premier, moyennant quoi on ne connaîtra jamais ni la douleur, ni la souffrance, ni l’angoisse. Mais la seule chose qui dépende de nous, c’est la volonté ; et ainsi on se rapproche peu à peu de la morale proprement dite, après qu’on a remarqué que, – si nos maux et nos biens nous viennent du monde extérieur, qui ne dépend pas de nous, – le contentement ou le mécontentement intérieur nous vient de la volonté. Après cela, on se demanda si c’était aux deux premiers, ou aux deux autres, qu’il fallait donner les noms de bonum et malum. À vrai dire, il n’y avait rien là que d’arbitraire, et le nom ne changeait rien à la chose. Néanmoins les stoïciens engagèrent là-dessus des discussions interminables avec les péripatéticiens et les épicuriens ; et ils passèrent leur temps à établir une comparaison impossible entre deux quantités irréductibles l’une à l’autre, et à se jeter mutuellement à la tête les sentences opposées et paradoxales, qu’ils déduisaient. Cicéron nous a transmis, dans ses Paradoxa, un recueil intéressant de ces doctrines stoïciennes.

Zenon, le fondateur du Portique, semble d’abord avoir pris un tout autre chemin. Son point de départ était celui-ci : Pour arriver au souverain bien, c’est-à-dire à la félicité, au repos de l’esprit, il faut vivre d’accord avec soi-même : ομολογουμενως ζην τουτο δ' εστι καθ' ενα λογον και συμφωνον ζην [Vivre d’une manière concordante, c’est-à-dire vivre selon un seul et même principe et en harmonie avec soi-même] (Stob., Ecl., eth., liv. II, chap. VII, p. 132). Ailleurs : αρετην διαθεσιν ειναι ψυχης συμφωνον εαυτη περι ολον τον βιον [La vertu consiste dans l’accord de l’âme avec elle-même pendant toute la vie] (ibid., p. 104). Mais cela n’était possible qu’à condition de se déterminer raisonnablement, d’après des principes, et non d’après des impressions changeantes et des caprices, surtout si l’on considère que les maximes seules de notre conduite, et non le succès ou les circonstances extérieures, sont en notre pouvoir. Pour être toujours conséquent avec soi, il fallait donc choisir les premières et non les secondes, et ainsi la morale est rétablie.

Déjà, les successeurs immédiats de Zenon trouvèrent le principe de sa morale (vivre d’accord avec soi-même) trop formel et trop vide. Ils lui donnèrent alors un contenu, en ajoutant « conformément à la nature » (ομολογουμενως τη φυσει ζην) ; cette nouvelle précision, suivant le témoignage de Stobée, est due à Cléanthe ; elle devait le conduire très loin, vu la grande étendue du concept, et l’indétermination de la formule. Cléanthe en effet désignait par là toute la nature en général ; Chrysippe, la nature humaine en particulier. Tout ce qui convenait à celle-ci devait seul être considéré comme vertueux, de même que tout ce qui convient à la nature animale peut seul être considéré comme la satisfaction de ses instincts ; c’était un retour énergique à la doctrine de la vertu, et, coûte que coûte, on fonda l’éthique sur la physique. Les stoïciens cherchaient avant tout l’unité de principe ; Dieu et le mondé ne pouvaient être séparés dans leur système.

L’éthique stoïcienne, prise dans son ensemble, est en réalité une tentative précieuse et méritoire, pour employer la raison, ce grand privilège de l’homme, à une œuvre importante et salutaire, à savoir le délivrer de la douleur et de la souffrance, de tous les maux, en un mot, qui accablent la vie, en lui montrant :

Qua ratione queas traducere leniter œvum,
Ne te semper inops agitet vexetque cupido,
Ne pavor et rerum mediocriter utilium spes.

[Comment tu peux passer doucement ta vie, sans que tu sois troublé et tourmenté par un désir toujours insatisfait, par la crainte, par l’espérance de biens peu utiles.]

HORACE, Épîtres I, 18, v. 97 sqq

De la sorte, l’homme aurait participé au plus haut degré à cette dignité, qui lui appartient comme être raisonnable, et qui ne saurait se rencontrer chez les animaux ; c’est même à cette condition seule que le mot de dignité a un sens pour lui. – Ainsi présentée, l’éthique stoïcienne pourrait donc figurer ici comme un exemple de ce qu’est la raison et des services qu’elle peut rendre.