De même que la forme humaine en général correspond à la volonté humaine en général, la forme individuelle du corps, très caractéristique et très expressive par conséquent, dans son ensemble et dans toutes ses parties, correspond à une modification individuelle de la volonté, à un caractère particulier. Il est très remarquable que Parménide ait déjà exprimé cette vérité dans les vers suivants, que rapporte Aristote (Metaph., III, 5) :

Ως γαρ εκαστος εχει κρασιν μελεων πολυκαμπτων,

Τως νοος ανθρωποισι παρεστηκεν το γαρ αυτο

Εστιν, οπερ φρονεει, μελεων φυσις ανθρωποισι,

Και πασιν και παντι το γαρ πλεον εστι νοημα.

[Car, de même qu’en chacun se combinent les membres flexibles, ainsi se présente la pensée chez les hommes ; en effet, c’est la même chose que l’esprit et la nature des membres des hommes, en tous les hommes et chez chacun ; car ce qui prédomine, c’est la pensée.](36)

21.
[LA VOLONTÉ EST LESSENCE DES PHÉNOMÈNES DE LA MATIÈRE BRUTE COMME DE LA MATIÈRE VIVANTE.]

Après ces considérations, si le lecteur s’est fait une connaissance in abstracto, c’est-à-dire précise et certaine de ce que chacun sait directement in concreto, à titre de sentiment, à savoir que c’est sa volonté, l’objet le plus immédiat de sa conscience, qui constitue l’essence intime de son propre phénomène, se manifestant comme représentation aussi bien par ses actions que par leur substratum permanent, le corps ; si l’on s’est rendu compte que cette volonté ne rentre pourtant pas complètement dans ce mode de connaissance où objet et sujet se trouvent en présence l’un de l’autre, mais qu’elle s’offre à nous de telle façon que le sujet se distingue mal de l’objet, sans toutefois être connu dans son ensemble, mais seulement dans ses actes isolés, – si, dis-je, on partage ma conviction là-dessus, on pourra, grâce à elle, pénétrer l’essence intime de la nature entière, en embrassant tous les phénomènes que l’homme reconnaît, non pas immédiatement et médiatement tout à la fois, comme il le fait pour son propre phénomène, mais seulement indirectement, par un seul côté, celui de la représentation. Ce n’est pas seulement dans les phénomènes tout semblables au sien propre, chez les hommes et les animaux, qu’il retrouvera, comme essence intime, cette même volonté ; mais un peu plus de réflexion l’amènera à reconnaître que l’universalité des phénomènes, si divers pour la représentation, ont une seule et même essence, la même qui lui est intimement, immédiatement et mieux que toute autre connue, celle-là enfin qui, dans sa manifestation la plus apparente, porte le nom de volonté. Il la verra dans la force qui fait croître et végéter la plante et cristalliser le minéral ; qui dirige l’aiguille aimantée vers le nord ; dans la commotion qu’il éprouve au contact de deux métaux hétérogènes ; il la retrouvera dans les affinités électives des corps, se montrant sous forme d’attraction ou de répulsion, de combinaison ou de décomposition ; et jusque dans la gravité qui agit avec tant de puissance dans toute matière et attire la pierre vers la terre, comme la terre vers le soleil. C’est en réfléchissant à tous ces faits que, dépassant le phénomène, nous arrivons à la chose en soi. « Phénomène » signifie représentation, et rien de plus ; et toute représentation, tout objet est phénomène. La chose en soi, c’est la volonté uniquement ; à ce titre, celle-ci n’est nullement représentation, elle en diffère toto genere ; la représentation, l’objet, c’est le phénomène, la visibilité, l’objectité de la volonté. La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière, comme de l’ensemble ; c’est elle qui se manifeste dans la force naturelle aveugle ; elle se retrouve dans la conduite raisonnée de l’homme ; si toutes deux diffèrent si profondément, c’est en degré et non en essence.

22.
[DU MOT VOLONTÉ : LA VOLONTÉ NEST QUUN CONCEPT DE LESSENCE INACCESSIBLE DES CHOSES ; MAIS CEN EST LE CONCEPT LE PLUS IMMÉDIAT.]

La chose en soi (nous conserveront l’expression kantienne, comme une formule consacrée), qui, comme telle, n’est jamais un objet, – parce que tout objet n’est déjà plus que son phénomène, et non elle-même, – a besoin, pour être pensée objectivement, d’emprunter un nom et une notion à quelque chose d’objectivement donné, par conséquent à un de ses phénomènes ; mais celui-ci, pour pourvoir à l’intelligence, doit être le plus parfait de tous, c’est-à-dire le plus apparent, le plus développé, et en outre directement éclairé par la connaissance : or c’est dans ces conditions que se trouve la volonté humaine. Je dois pourtant faire remarquer que je ne me sers là que d’une denominatio a fortiori, par laquelle je donne au concept de volonté une extension plus grande que celle qu’il avait jusqu’ici. Reconnaître ce qui est identique dans des phénomènes divers, et ce qui est différent dans les semblables, voilà bien, Platon l’a souvent redit, une condition pour philosopher. Or, on n’avait pas jusqu’à ce jour reconnu que l’essence de toute énergie, latente ou active, dans la nature, était identique avec la volonté, et l’on considérait comme hétérogènes les différents phénomènes, qui ne sont que les espèces diverses d’un genre unique : il en résultait qu’il ne pouvait non plus y avoir un mot pour exprimer le concept de ce genre. J’ai donc dénommé le genre d’après l’espèce la plus parfaite, dont la connaissance facile et immédiate nous conduit à la connaissance médiate de toutes les autres. Mais, pour ne pas se trouver arrêté par un perpétuel malentendu, il faut savoir donner à ce concept l’extension que je réclame pour lui, et ne pas s’obstiner à comprendre sous ce mot seulement l’une des espèces de volonté qu’il a désignée jusqu’aujourd’hui, celle qui est accompagnée de connaissance et qui se détermine par des motifs, et uniquement par des motifs abstraits, c’est-à-dire la volonté raisonnable, laquelle, comme nous l’avons dit, est le phénomène le plus apparent du vouloir. Nous devons séparer, dans la pensée, l’essence intime de ce phénomène, qui nous est le plus immédiatement connu, la transporter dans les autres phénomènes plus infimes et plus obscurs de la volonté, et nous parviendrons ainsi à en élargir le concept. – On se méprendrait, mais alors dans le sens opposé, sur ce que je veux dire, si l’on croyait qu’on peut désigner indifféremment par le mot volonté, ou par tout autre mot, cette essence en soi de tout phénomène. Ce serait le cas, si nous nous bornions à conclure à l’existence de cette chose en soi, et si nous ne la connaissions que médiatement et in abstracto : alors on pourrait lui donner le nom qu’on voudrait. Le nom ne serait alors que le signe d’une inconnue. Or le mot volonté désigne ce qui doit nous découvrir, comme un mot magique, l’essence de toute chose dans la nature, et non pas une inconnue, ou la conclusion indéterminée d’un syllogisme. C’est quelque chose d’immédiatement connu, et connu de telle sorte que nous savons et comprenons mieux ce qu’est la volonté que tout ce que l’on voudra. – Jusqu’ici on a fait rentrer le concept de volonté sous le concept de force ; c’est tout le contraire que je vais faire, et je considère toute force de la nature comme une volonté. Que l’on ne croie pas que ce n’est là qu’une discussion de mots, une discussion oiseuse : elle est, au contraire, de la plus haute signification et de la plus grande importance. Car, en dernière analyse, c’est la connaissance intuitive du monde objectif, c’est-à-dire le phénomène, la représentation, qui est à la base du concept de force ; c’est de là qu’il est tiré. Il vient de ce domaine où règnent la cause et l’effet, c’est-à-dire de la représentation intuitive, et signifie l’essence du motif, au point où l’explication étiologique n’est plus possible, mais où se trouve la donnée préalable à toute explication étiologique. Au contraire, le concept de volonté est le seul, parmi tous les concepts possibles, qui n’ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation intuitive, mais vienne du fond même, de la conscience immédiate de l’individu, dans laquelle il se reconnaisse lui-même, dans son essence, immédiatement, sans aucune forme, même celle du sujet et de l’objet, attendu qu’ici le connaissant et le connu coïncident. Ramenons maintenant le concept de force au concept de volonté : c’est en réalité ramener un inconnu à quelque chose d’infiniment plus connu, que dis-je ? à la seule chose que nous connaissions immédiatement et absolument ; c’est élargir considérablement notre connaissance. Si nous faisons rentrer, au contraire, – comme on l’a fait jusqu’ici, – le concept de volonté sous le concept de force, nous nous dépouillons de l’unique connaissance immédiate que nous ayons de l’essence même du monde, en la noyant dans un concept abstrait tiré de l’expérience, et qui, par conséquent, ne nous permettra jamais de la dépasser.

23.
[DIFFÉRENCE ENTRE LES MOTIFS DES PHÉNOMÈNES DE LA VOLONTÉ ACCOMPAGNÉS DE CONSCIENCE, CHEZ LHOMME ET LES ANIMAUX ; LES EXCITATIONS DES PHÉNOMÈNES DE VOLONTÉ INCONSCIENTS, CHEZ LES ÊTRE VÉGÉTATIFS ; ET LES CAUSES DES PHÉNOMÈNES DE VOLONTÉ DANS LA MATIÈRE BRUTE. CETTE DIFFÉRENCE NEMPÊCHE PAS LA VOLONTÉ DÊTRE LA MÊME EN TOUS, ÉGALEMENT LIBRE EN SOI ET DÉTERMINÉE DANS SES MANIFESTATIONS PARTOUT.]

La volonté, comme chose en soi, est absolument différente de son phénomène et indépendante de toutes les formes phénoménales dans lesquelles elle pénètre pour se manifester, et qui, par conséquent, ne concernent que son objectité et lui sont étrangères à elle-même. Même la forme la plus générale de la représentation, celle de l’objet, par opposition avec le sujet, ne l’atteint pas ; encore moins les formes soumises à celle-ci, et dont l’expression générale est le principe de raison, auquel appartiennent l’espace et le temps, et par conséquent la pluralité qui résulte de ces deux formes et qui n’est possible que par elles. Sous ce dernier point de vue, j’appellerai l’espace et le temps, – suivant une vieille expression de la scolastique, sur laquelle j’attire l’attention une fois pour toutes, – principium individuationis ; car c’est par l’intermédiaire de l’espace et du temps que ce qui est un et semblable dans son essence et dans son concept nous apparaît comme différent, comme plusieurs, soit dans l’ordre de la coexistence, soit dans celui de la succession. Ils sont par conséquent le principium individuationis, l’objet de toutes les disputes et de toutes les contestations de la scolastique, – que l’on trouve réunies dans Suarez (Disput., 5, sect.