3). La volonté, comme chose en soi, est, ainsi que nous l’avons dit, en dehors du domaine du principe de raison, sous toutes ses formes ; elle est, par conséquent, sans raison (grundlos), bien que chacun de ses phénomènes soit complètement soumis au principe de raison ; elle est complètement indépendante de la pluralité, bien que ses manifestations dans le temps et dans l’espace soient infinies. Elle est une, non pas à la façon d’un objet, dont l’unité n’est reconnue que par opposition avec la pluralité possible ; pas davantage à la façon d’un concept d’unité, qui n’existe que par abstraction de la pluralité. Mais elle est une comme quelque chose qui est en dehors de l’espace et du temps, en dehors du principe d’individuation, c’est-à-dire de toute possibilité de pluralité. C’est seulement après l’étude des phénomènes et des manifestations de la volonté, – et nous allons l’entreprendre, – que nous comprendrons clairement le sens de cette proposition kantienne, à savoir que l’espace, le temps et la causalité ne conviennent pas à la chose en soi, mais ne sont que des formes de la connaissance. On a bien vu l’inconditionnalité de la volonté (grundlosigkeit), – là où elle se manifeste le plus clairement, – dans le vouloir de l’homme ; alors on l’a déclarée libre, indépendante. Mais en même temps, – parce qu’elle est inconditionnelle, – on a perdu de vue la nécessité à laquelle est soumise chacune de ses manifestations, et l’on a déclaré libres tous les actes, ce qui n’est pas, attendu que chaque acte isolé procède, avec une rigoureuse nécessité, d’un motif agissant sur le caractère. Toute nécessité est, comme nous l’avons dit, le rapport d’un effet à une cause, et rien de plus. Le principe de raison est la forme générale de tout phénomène, et l’homme, dans l’ensemble de ses actions, doit, comme tous les autres phénomènes, lui être soumis. Mais comme la volonté est connue directement et en soi, dans la conscience, il s’ensuit que cette connaissance embrasse aussi la notion de liberté. Seulement on oublie qu’alors l’individu, la personne n’est pas la volonté, en tant que chose en soi, mais qu’elle est le phénomène de la volonté, et, comme telle, déjà déterminée et engagée dans la forme de la représentation, le principe de raison. De là ce fait singulier que chacun se croit a priori absolument libre, et cela dans chacun de ses actes, c’est-à-dire croit qu’il peut à tout instant changer le cours de sa vie, en d’autres termes, devenir un autre. C’est seulement a posteriori, après expérience, qu’il constate, à son grand étonnement, qu’il n’est pas libre, mais soumis à la nécessité ; qu’en dépit de ses projets et de ses réflexions, il ne modifie en rien l’ensemble de ses actes, et que, d’un bout à l’autre de sa vie, il doit développer un caractère auquel il n’a pas consenti et continuer un rôle commencé. Je ne puis pas développer davantage cette considération, puisque je l’ai développée, au point de vue moral, dans un autre endroit de ce livre. Je veux simplement montrer ici que le phénomène de la volonté inconditionnelle en soi est cependant soumis à la loi de nécessité, c’est-à-dire au principe de raison. La nécessité avec laquelle se développent les phénomènes de la nature ne nous empêche pas de reconnaître en eux des manifestations de la volonté. Jusqu’ici, on n’a considéré comme manifestation de la volonté que les modifications qui ont pour cause un motif, c’est-à-dire une représentation ; c’est pourquoi on n’attribuait la volonté qu’à l’homme et, à la rigueur, aux animaux, attendu que la connaissance et la représentation, comme je l’ai dit ailleurs, sont les caractères mêmes de l’animalité. Mais nous ne voyons que trop, par l’instinct et le caractère industrieux de certains animaux, que la volonté agit encore là où elle n’est pas guidée par la connaissance ; qu’ils aient des représentations et une connaissance, ce n’est pas une considération qui puisse nous arrêter ici, car le but auquel ils travaillent comme si c’était un motif connu(37), ils l’ignorent parfaitement. Leur activité n’est pas réglée par un mobile, elle n’est pas accompagnée de représentation, et nous prouve clairement que la volonté peut agir sans aucune espèce de connaissance. Le jeune oiseau n’a aucune représentation des œufs pour lesquels il construit un nid, ni la jeune araignée de la proie pour laquelle elle tisse un filet, ni le fourmilion, de la fourmi pour qui il prépare une fosse. La larve du cerf-volant creuse dans le bois le trou où doit s’accomplir sa métamorphose, deux fois plus grand s’il doit en résulter un mâle que si c’est une femelle, afin de ménager une place pour les cornes, dont la larve n’a évidemment aucune représentation. Dans cet acte particulier de ces animaux, l’activité se manifeste aussi clairement que dans tous les autres ; seulement c’est une activité aveugle, qui est accompagnée de connaissance, mais non dirigée par elle. Si une fois nous avons bien compris que la représentation, en tant que motif, n’est pas essentiellement une condition nécessaire de l’activité de la volonté, il nous sera plus facile de reconnaître cette activité là où elle est le moins évidente, et nous ne soutiendrons plus que l’escargot bâtit sa maison par une volonté qui n’est pas à lui et qui est dirigée par la connaissance, pas plus que nous ne soutiendrons que la maison que nous bâtissons nous-même s’élève par une volonté autre que la nôtre ; nous dirons que les deux maisons sont l’œuvre d’une volonté s’objectivant dans deux phénomènes, laquelle travaille en nous sous l’influence de motifs, et qui, encore aveugle chez l’escargot, semble céder à une impulsion venue du dehors. Chez nous aussi, la volonté est aveugle dans toutes les fonctions de notre corps, que ne règle aucune connaissance, dans tous ses processus vitaux ou végétatifs, dans la digestion, la sécrétion, la croissance, la reproduction. Ce ne sont pas seulement les actions du corps, c’est le corps entier lui-même qui est, nous l’avons vu, l’expression phénoménale de la volonté, la volonté objectivée, la volonté devenue concrète ; tout ce qui se passe en lui doit donc sortir de la volonté ; ici, toutefois, cette volonté n’est plus guidée par la conscience, elle n’est plus réglée par des motifs ; elle agit aveuglément et d’après des causes qu’à ce point de vue nous appelons excitations.
En effet, j’appelle cause, au sens le plus étroit du mot, tout état de la matière qui en produit un autre nécessairement et qui subit en même temps une modification égale à celle qu’il cause (loi de l’égalité entre l’action et la réaction). Il y a plus : dans la cause proprement dite, l’action croît proportionnellement à l’intensité de la cause, et par conséquent il en est de même de la réaction ; ainsi, le mode d’action une fois connu, l’intensité de la cause nous permet de mesurer et de calculer celle de son effet ; la réciproque est également vraie. Ce sont ces causes proprement dites qui agissent dans tous les phénomènes de la mécanique, de la chimie, en un mot dans toutes les modifications des corps inorganiques. Au contraire, j’appelle excitation une cause qui ne subit pas une réaction proportionnée à son action, dont l’intensité ne varie point parallèlement à l’intensité de celle-ci, et qui ne peut, par conséquent, servir à la mesurer ; il arrive souvent qu’un faible accroissement de l’excitation en produit un considérable dans son effet, ou, au contraire, détruit complètement l’effet déjà produit, etc. Toute cause agissant sur un corps organisé est de ce genre ; ce sont des excitations, et non de simples causes, qui produisent toutes les modifications exclusivement organiques et végétatives des corps animés. Mais remarquons que l’excitation, comme toutes les causes, y compris même les motifs, ne détermine qu’une chose : le point de l’espace et du temps où une cause entre en jeu ; l’essence intérieure de cette force en est indépendante.
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