Nos précédents raisonnements nous ont appris que cette essence était la volonté, et nous y rapportons les modifications du corps, tant inconscientes que conscientes. L’excitation tient le milieu, sert de passage entre le motif, qui est la causalité devenue consciente, et la cause à proprement parler. Suivant les cas, elle se rapproche de l’une ou de l’autre ; elle s’en distingue cependant toujours. Ainsi, l’ascension de la sève dans les plantes provient d’une excitation ; elle ne peut s’expliquer par les lois de l’hydraulique ou de la capillarité ; elle est pourtant favorisée par ces lois, et reste encore bien voisine des phénomènes soumis à de simples causes. Au contraire, tout en étant dus à de pures excitations, les mouvements de l’Hedysarum girans et du Mimosa pudica ressemblent déjà fort aux actes produits par des motifs et semblent presque former une transition. Le rétrécissement de la pupille en pleine lumière provient d’une excitation, et rentre pourtant déjà dans la classe des mouvements motivés ; s’il se produit, c’est qu’une lumière trop forte blesserait la rétine, et c’est pour l’éviter que nous contractons la pupille. – L’érection est occasionnée par un motif, qui est une représentation ; mais ce motif agit avec la nécessité d’une excitation, c’est-à-dire qu’on ne peut lui résister, et qu’il faut l’écarter pour en détruire l’effet. Il en est de même des nausées que provoquent certains objets répugnants. Comme intermédiaire d’une tout autre espèce entre le mouvement qui suit l’excitation, et l’action qui suit le motif conscient, nous avons indiqué déjà l’instinct des animaux. On pourrait chercher encore un semblable intermédiaire dans le fait de la respiration ; on s’est demandé si on pouvait le classer dans les actes volontaires, ou dans les actes involontaires, c’est-à-dire s’il obéissait à un motif ou à une excitation, et enfin s’il n’était pas possible de l’expliquer par une cause qui tiendrait de l’un et de l’autre. Marchall Hall (On the diseases of the nervous system, § 293 et suiv.) y voit une fonction mixte, attendu qu’elle est soumise en partie à l’influence du cerveau (volontaire) et en partie à l’influence du système nerveux (involontaire). Cependant nous devons la faire rentrer dans la catégorie des actes volontaires obéissant à un motif ; car d’autres motifs, c’est-à-dire de simples représentations, peuvent déterminer la volonté à ralentir ou à supprimer la respiration, et il y a apparence, pour elle comme pour tous les autres actes volontaires, qu’on pourrait facilement la supprimer, et s’asphyxier à sa guise. Cela est, en effet, dès qu’il se rencontre un motif assez fort pour déterminer la volonté à dominer le pressant besoin d’air qu’ont nos poumons. Suivant quelques-uns, Diogène se serait suicidé de cette façon (Diog. Laërce, VI, 76). Des nègres aussi se seraient eux-mêmes asphyxiés (F.-B. Osiander, Sur le suicide, 1813, p. 170-180).
Nous aurions là un exemple frappant de l’influence des motifs abstraits, c’est-à-dire de la suprématie de la volonté raisonnable sur la volonté purement animale. Un fait démontre bien que la respiration est déterminée, au moins en partie, par l’activité cérébrale ; c’est la façon dont l’acide cyanhydrique produit la mort ; la mort se produit dès que le cerveau est paralysé par l’acide, parce qu’alors la respiration cesse ; mais si on l’entretient artificiellement, jusqu’à ce que l’engourdissement du cerveau soit dissipé, la mort ne se produit pas. La respiration nous donne en même temps un frappant exemple de ce fait, que les motifs agissent avec autant de nécessité que les excitations ou les simples causes (au sens étroit du mot), et ne peuvent être annulés que dans le cas où deux motifs agissent en sens inverse (pression et contre-pression) ; car, dans le cas de la respiration, la possibilité de la suppression est beaucoup moins évidente que dans une foule d’autres mouvements obéissant à des motifs, vu qu’ici le motif est pressant, très prochain, que sa satisfaction est des plus faciles, à cause de l’infatigabilité des muscles actifs de cette fonction, que normalement rien ne lui fait obstacle, et enfin que l’habitude la plus invétérée le favorise. Et cependant les autres motifs agissent avec la même nécessité. La notion de la nécessité, inhérente à la fois aux mouvements résultant d’une excitation et à ceux qui obéissent à des motifs, nous rendra plus claire encore cette vérité, que tous les phénomènes résultant d’une excitation dans un corps organisé, et d’ailleurs entièrement réguliers, sont volonté dans leur essence même, laquelle n’est jamais en elle-même, mais seulement dans ses manifestations, soumise au principe de raison, c’est-à-dire à la nécessité(38). Nous ne nous attarderons donc pas à étudier les animaux dans leurs actes, comme dans leur existence, leur configuration et leur organisation, pour faire voir qu’ils sont des phénomènes de la volonté ; mais cette connaissance de l’essence des choses, qui seule nous est directement donnée, nous allons l’appliquer également aux plantes dont tous les mouvements naissent d’excitations, puisque c’est l’absence de connaissance, et par suite l’absence de mouvements provoqués par des motifs, qui met une si grande différence entre l’animal et la plante. Nous affirmerons que ce qui, pour la représentation, nous apparaît comme plante, comme simple végétation, sous l’aspect d’une force aveuglément agissante, est, dans son essence encore, la volonté, cette même volonté qui est la base de notre propre phénomène, tel qu’il se manifeste dans toute notre activité, comme aussi dans l’existence de notre corps.
Il nous reste à faire un dernier pas, à étendre le cercle de notre observation jusqu’à ces forces qui agissent, dans la nature, suivant des lois générales et immuables, et qui font mouvoir tous les corps inorganiques, incapables de subir une excitation ou de céder à un motif. Nous allons employer cette notion de l’essence intime des choses, que pouvait seule nous donner la connaissance immédiate de notre propre essence, à pénétrer ces phénomènes du monde inorganique, si éloignés de nous. – Si nous regardons d’un œil attentif, si nous voyons la poussée puissante, irrésistible, avec laquelle les eaux se précipitent vers les profondeurs, la ténacité avec laquelle l’aimant tourne toujours vers le pôle nord, l’attraction qu’il exerce sur le fer, la violence dont les deux pôles électriques tendent l’un vers l’autre, violence qui s’accroît avec les obstacles, comme les désirs humains ; si nous considérons la rapidité avec laquelle s’opère la cristallisation, la régularité des cristaux, qui résulte uniquement d’un mouvement dans diverses directions brusquement arrêté, et soumis, dans sa solidification, à des lois rigoureuses ; si nous observons le choix avec lequel les corps soustraits aux liens de la solidité et mis en liberté à l’état fluide se cherchent ou se fuient, s’unissent ou se séparent ; si enfin nous remarquons comment un fardeau dont notre corps arrête l’attraction vers le centre de la terre presse et pèse continuellement sur ce corps, conformément à la loi d’attraction, – nous n’aurons pas de grands efforts d’imagination à faire pour reconnaître là encore, – quoique à une grande distance, – notre propre essence, l’essence de cet être qui, chez nous, atteint son but, éclairé par la connaissance, mais qui ici, dans les plus faibles de ses manifestations, s’efforce obscurément, toujours dans le même sens, et qui cependant, parce qu’il est partout et toujours identique à lui-même, – de même, que l’aube et le plein midi sont le rayonnement du même soleil, – mérite, ici comme là, le nom de volonté, par où je désigne l’essence de toutes choses, le fond de tous les phénomènes.
La distance, et même l’opposition apparente qu’il y a entre les phénomènes du monde inorganique et la volonté que nous regardons comme ce qu’il y a de plus intime dans notre essence, vient principalement du contraste qui se remarque entre le caractère de détermination des uns et l’apparence de libre arbitre qui se trouve dans l’autre, car, chez l’homme, l’individualité ressort puissamment ; chacun a son propre caractère ; c’est pourquoi le même motif n’a pas la même puissance sur tous, et mille circonstances qui ont place dans la vaste sphère de connaissance de l’individu et restent inconnues aux autres modifient son action. C’est pourquoi encore l’acte réglé par des motifs ne peut être à l’avance déterminé, parce que l’autre facteur manque, c’est-à-dire la notion exacte du caractère individuel et des connaissances qui l’accompagnent. Les manifestations des forces naturelles nous présentent l’extrême contraire ; elles agissent suivant des lois générales, sans déviation, ni individualité, dans des conditions données, soumises à la plus exacte des prédéterminations, et la même force de la nature se manifeste toujours de la même façon, dans des millions de cas. Nous allons, pour éclaircir ce point, pour faire ressortir l’identité de la volonté une et indivisible sous toutes ses formes, les plus humbles comme les plus hautes, nous allons, dis-je, considérer le rapport qu’il y a entre la volonté, comme chose en soi, et son phénomène, c’est-à-dire entre le monde comme volonté et le monde comme représentation ; ce sera la meilleure façon d’arriver à une notion vraiment approfondie de toute la matière traitée dans ce deuxième livre(39).
24.
[CE QU’IL Y A DE PLUS CLAIR DANS LA CONNAISSANCE, C’EST LA FORME ; CE QUI RESTE OBSCUR, C’EST LA RÉALITÉ. VANITÉ DES EXPLICATIONS MATÉRIALISTES, QUI RÉDUISENT LES CHOSES À LEURS ÉLÉMENTS MATHÉMATIQUES. SUPÉRIORITÉ D’UNE PHILOSOPHIE QUI EXPLIQUE TOUT PAR LA CHOSE EN SOI, APERÇUE IMMÉDIATEMENT DANS LA VOLONTÉ.]
L’illustre Kant nous a appris que le temps, l’espace et la causalité, avec toutes leurs lois et toutes leurs formes possibles, existent dans la conscience, indépendamment des objets qui apparaissent dans ces formes, et qui en font tout le contenu.
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