Dès lors, nous pourrons comprendre toute la vérité et toute la profondeur de la doctrine de Malebranche sur les « causes occasionnelles ». Il serait intéressant de comparer cette théorie, – telle qu’il l’expose dans la Recherche de la vérité (IIIe chapitre de la IIe partie du VIe livre), et dans les éclaircissements qui forment l’appendice de ce chapitre, – avec l’exposé que je viens de faire, et de voir comment deux doctrines dont le point de départ est si opposé peuvent arriver à une parfaite concordance. Je m’étonne que Malebranche, emprisonné dans les dogmes positifs que son temps lui imposait, ait rencontré si heureusement et si exactement la vérité, malgré toutes les entraves, sans abandonner pour cela le dogme, du moins dans la forme.

C’est qu’on ne s’imagine pas combien grande est la force de la vérité, combien elle est tenace et opiniâtre. Nous retrouvons ses traces dans les dogmes les plus bizarres et les plus absurdes de tous les temps et de tous les pays, mêlées, fondues, de la façon la plus étrange, mais cependant toujours reconnaissables. Elle ressemble à une plante qui germe sous un tas de grosses pierres, mais qui s’efforce vers la lumière, qui se prend à mille obstacles, difforme, pâlie, chétive, – mais tournée du moins vers le jour.

D’ailleurs, Malebranche a raison ; toute cause naturelle n’est qu’une cause occasionnelle ; elle ne donne que l’occasion de la manifestation de cette volonté une et indivisible, qui est la substance de toutes choses et dont les degrés d’objectivation constituent tout le monde visible. Ce n’est que la manifestation, la visibilité de la volonté en tel point, à tel moment, qui est amenée par la cause, et qui, en ce sens, dépend d’elle ; ce n’est pas le tout du phénomène, son essence intime. Cela, c’est la volonté même, où le principe de raison ne trouve pas son emploi, qui est par conséquent sans raison (grundlos). Aucune chose au monde n’a de raison de son existence générale et absolue, mais seulement une raison de ce qu’elle est ici ou là. Pourquoi une pierre manifeste à tel moment de la pesanteur, à tel autre de la rigidité ou de l’électricité, ou encore des propriétés chimiques, voilà, ce qui dépend de causes, d’influences extérieures, et ce que celles-ci peuvent expliquer ; mais ces propriétés elles-mêmes, tout ce qui constitue l’essence de la pierre, son être qui se compose de toutes ces propriétés et qui se manifeste de ces différentes manières, en un mot le fait qu’elle est telle qu’elle est, et en général le fait qu’elle existe, voilà ce qui est sans raison, voilà ce qui n’est que la visibilité de la volonté inexplicable.

Ainsi, toute cause est une cause occasionnelle ; nous l’avons constaté dans la nature inconsciente ; mais il en est absolument de même quand ce ne sont plus des causes ou des excitations, mais des motifs qui déterminent la production des phénomènes, c’est-à-dire dans la conduite de l’homme et de l’animal. Car, ici comme là, c’est toujours la même volonté qui apparaît, très différente suivant les degrés de ses manifestations, qui se diversifie dans les phénomènes et qui, par rapport à eux, est soumise au principe de raison, bien que par elle-même elle soit absolument libre. Les motifs ne déterminent pas le caractère de l’individu, mais seulement les manifestations de ce caractère, c’est-à-dire les actes ; la forme extérieure de la conduite, et non pas son sens profond et son contenu ; celui-ci tient au caractère, qui est le phénomène immédiat de la volonté, c’est-à-dire qui est inexplicable. Pourquoi un tel est un scélérat, tandis que cet autre est un brave homme, voilà qui ne dépend ni de motifs, ni d’influences extérieurs, ni des maximes de la morale, ni des sermons, et qui, dans ce sens, est inexplicable. Mais quand un méchant montre sa méchanceté par de petites iniquités, par de lâches intrigues ou par de basses fourberies, exercées dans le cercle étroit de son entourage, ou quand il opprime les peuples qu’il a conquis, quand il précipite un monde entier dans la désolation et fait couler le sang de millions d’hommes, c’est là alors la forme extérieure de sa manifestation, ce qui ne lui est pas essentiel, ce qui dépend des circonstances au milieu desquelles le destin l’a placé, de son entourage, des influences extérieures, des motifs ; mais jamais on n’expliquera par là la décision de l’individu ; elle procède de la volonté dont cet homme est une manifestation. Nous en parlerons dans le quatrième livre. La façon dont le caractère développe ses propriétés peut se comparer à celle dont les corps, dans la nature inconsciente, manifestent les leurs. L’eau reste l’eau avec les propriétés qui lui sont inhérentes ; mais lorsque, mer paisible, elle réfléchit ses bords, lorsqu’elle s’élance écumante sur les rochers, lorsqu’elle jaillit artificiellement dans les airs, comme un rayon délié, elle est soumise à des causes extérieures ; un état lui est aussi naturel que l’autre ; mais, suivant les circonstances, elle est ceci ou cela, également prête à toutes les métamorphoses, et pourtant, dans tous les cas, fidèle à son caractère et ne manifestant jamais que lui. De même, tout caractère humain se manifeste suivant les circonstances ; mais les manifestations qui en résultent seront ce que les circonstances les auront faites.

27.
[LA SCIENCE ÉTIOLOGIQUE NE PEUT LÉGITIMEMENT RÉDUIRE À LUNITÉ LES FORCES DE LA NATURE. GRADATION DE SES FORCES : COMMENT CHACUNE DELLES SORT DUNE PLUS BASSE, QUELLE SUBJUGUE. APPARITION DE LA CONNAISSANCE DANS LE MONDE.]

Si, par toutes les considérations précédentes sur les forces de la nature et les manifestations de ces forces, nous voyons avec évidence jusqu’où peut aller et où doit cesser l’explication par les causes, quand elle ne veut pas tomber dans l’absurde prétention de ramener le contenu de tous les phénomènes à leur forme pure, effort qui ne laisserait plus subsister à la un que la forme vide, nous pouvons désormais déterminer dans ces lignes générales ce que nous devons demander à toute étiologie. Elle a dans la nature à chercher les causes de tous les phénomènes, en d’autres termes les circonstances dans lesquelles ces phénomènes apparaissent constamment. Ensuite elle a à ramener les phénomènes – divers par la diversité des circonstances, – à ce qui agit dans tout phénomène et qu’on suppose dans toute cause, à une force originelle de la nature. Mais il faut bien distinguer si cette diversité de phénomènes a sa source dans la diversité des forces, ou simplement dans celle des circonstances dans lesquelles la force se manifeste ; il faut également se garder de prendre pour la manifestation de forces différentes ce qui n’est que la manifestation en des circonstances différentes, d’une seule et même force, de prendre aussi pour la manifestation d’une même force celle de forces différentes. C’est ici le domaine immédiat du jugement, et c’est pourvoi peu d’hommes sont, en physique, capables d’élargir l’horizon ; mais, pour les expériences, chacun peut en accroître le nombre. La paresse et l’ignorance portent à avoir recours trop tôt à des forces primitives ; c’est ce qui apparaît, avec une exagération qui ressemble à de l’ironie, dans les entités et quiddités de la scolastique. Il n’est rien qui soit plus contre mes intentions que de contribuer au retour de ces abus. Pour suppléer à une explication physique, on ne doit pas davantage avoir recours à l’objectivation de la volonté ou à la puissance créatrice de Dieu. La physique exige des causes, et la volonté n’est pas une cause ; son rapport au phénomène n’a pas pour fondement le principe de raison. Ce qui est en soi volonté apparaît comme représentation, c’est-à-dire comme phénomène. Comme telle, la volonté obéit aux lois qui constituent la forme du phénomène. Ainsi chaque mouvement, bien qu’il reste au fond une manifestation de la volonté, doit avoir une cause par laquelle on l’explique en fonction d’un moment et d’un lieu déterminés, c’est-à-dire non pas d’une manière générale et dans son essence profonde, mais en tant que phénomène isolé.