Cette cause est mécanique à l’égard de la pierre. Elle est un motif à l’égard de l’homme et de ses mouvements. Mais jamais elle ne peut manquer. Par contre, le général, la commune essence de tous les phénomènes d’une espèce déterminée, essence sans l’hypothèse de laquelle l’explication par les causes n’a ni sens ni valeur, c’est la force universelle de la nature, qui doit, en physique, rester à l’état de qualitas occulta, car c’est là la fin de l’explication étiologique et le commencement de l’explication métaphysique. Mais la chaîne des causes et des effets n’est jamais brisée par une force originelle à qui l’on aurait recouru. La chaîne ne remonte jamais à elle comme à son premier chaînon. Seulement tout chaînon, le premier comme le dernier, suppose la force primitive et sans elle ne saurait rien expliquer. Une série de causes et d’effets peut être la manifestation des forces les plus différentes dont l’entrée successive dans le monde sensible est réglée par elle ; je l’ai montré par l’exemple de la pile métallique ; mais les différences de ces forces primitives, qu’on ne saurait ramener les unes aux autres, ne brisent pas l’unité de la chaîne des causes et l’enchaînement de ses anneaux. L’étiologie de la nature et la philosophie de la nature ne se nuisent jamais l’une à l’autre ; elles vont l’une à côté de l’autre, étudiant le même objet à des points de vue différents. L’étiologie rend compte des causes qui ont nécessairement amené le phénomène isolé qu’il s’agit d’expliquer. Elle montre comme fondement de tous ces phénomènes les forces générales qui agissent dans toutes ces causes et effets ; elle détermine ces forces, leur nombre, leur différence, et tous les effets dans lesquels ces forces, au gré de la diversité des circonstances, se manifestent avec diversité, toujours fidèles cependant à leur caractère particulier, qu’elles développent suivant une règle infaillible appelée loi de la nature. Quand la physique aura entièrement accompli cette œuvre et à ce point de vue, elle aura atteint sa perfection. Car il n’y aura plus dans le monde inorganique de force inconnue, plus d’effet qui n’apparaisse comme le phénomène d’une de ces forces qui s’est manifestée en de certaines circonstances conformément à une loi de la nature. Cependant une loi de la nature n’est jamais qu’une règle surprise à la nature, – règle suivant laquelle celle-ci procède toujours, dans certaines circonstances déterminées, dès qu’elles sont données. C’est pourquoi on peut définir une loi de la nature « un fait généralisé » ; d’où l’on voit qu’un exposé exact de toutes les lois de la nature ne serait qu’un catalogue de faits très complet.
L’observation de la nature dans son ensemble a son achèvement dans la morphologie, qui dénombre toutes les formes fixes de la nature organique, qui les compare et les coordonne. Elle a peu de chose à dire sur la cause de la production des êtres particuliers ; elle s’explique par la génération, qui est la même pour tous, et qui forme une théorie à part ; dans certains cas très rares, la cause est la generatio aequivoca. À cette dernière catégorie appartient aussi, à la rigueur, la façon dont les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté, c’est-à-dire les phénomènes physiques et chimiques, se produisent, et l’exposé des conditions de cette production est aussi la tâche de l’étiologie. La philosophie considère en tout, par conséquent aussi dans la nature, uniquement le général ; les forces primitives ici constituent son objet, et elle reconnaît en elles les différents degrés de l’objectivation de la volonté, qui est l’essence intime, la substance du monde, – lequel n’est à ses yeux, quand elle s’abstrait de la substance, que la représentation du sujet. Si maintenant l’étiologie, au lieu de préparer les voies à la philosophie et de confirmer ses théories par des preuves expérimentales, s’imagine plutôt que son but est de nier toutes les forces premières, sauf une seule, la plus générale, l’impénétrabilité par exemple, qu’elle s’imagine comprendre absolument, et après cela, si elle s’efforce d’y ramener toutes les autres, – elle détruit son propre fondement et ne peut arriver qu’à l’erreur ; le contenu de la nature est dès lors supplanté par la forme, et l’on attribue tout à l’influence des circonstances, rien à l’essence intime des choses. Si l’on pouvait réussir en suivant cette méthode, il suffirait d’un calcul rigoureux pour résoudre l’énigme du monde. – Mais on entre dans cette voie dès qu’on veut ramener toute action physiologique « à la forme et au mélange », et ainsi à l’électricité, puis celle-ci au chimisme, et le chimisme au mécanisme. Cette dernière réduction a été la grande faute de Descartes et des atomistes, qui ramenaient le mouvement des corps au choc d’un fluide, et leurs qualités à l’agencement et à la forme des atomes, et qui, après cela, s’ingéniaient à expliquer tous les phénomènes de la nature comme de simples phénomènes de l’impénétrabilité et de la cohésion. Bien qu’on en soit revenu, certaines gens, de nos jours, ne procèdent pas autrement ; ce sont les physiologues-électriciens, chimistes, mécaniciens, qui veulent expliquer absolument toute la vie et toutes les fonctions de l’organisme par « la forme et le mélange » des parties essentielles.
Que le but de l’explication physiologique consiste à ramener la vie de l’organisme aux lois générales qu’étudie la physique, c’est ce que l’on trouve exprimé dans les Archives physiologiques de Meckel. De même, Lamarck, dans sa Philosophie zoologique (vol. II, chap. III, p. 16), considère la vie comme la simple résultante de la chaleur et de l’électricité : « Le calorique et la matière électrique suffisent parfaitement pour composer ensemble cette cause essentielle de la vie. » D’après cela, la chaleur et l’électricité seraient proprement la chose en soi, et le monde des animaux et des plantes en serait le phénomène. On peut voir, à la page 306 et suivantes de l’ouvrage cité, toute l’absurdité de cette théorie. Tout le monde sait que dernièrement toutes ces théories si souvent tournées en ridicule se sont effrontément renouvelées. Quand on les examine attentivement, on voit qu’elles reposent toutes sur l’hypothèse que l’organisme n’est qu’un agrégat de phénomènes physiques, de forces chimiques et mécaniques, qui par hasard convergeant toutes vers le même point, constituent l’organisme, – lequel n’est plus qu’un jeu de la nature dépourvu de sens. L’organisme d’un animal ou d’un homme ne serait plus alors, – considéré philosophiquement, – la représentation d’une idée particulière, c’est-à-dire l’objectité immédiate de la volonté, à un degré plus ou moins élevé de détermination ; mais il n’y aurait plus en lui que ces idées qui objectivent la volonté dans l’électricité, le chimisme, le mécanisme ; celui-ci serait donc composé par la rencontre de ces forces, tout aussi accidentellement que les figures d’hommes ou d’animaux que présentent parfois des nuages ou des stalactites. – Nous verrons cependant tout à l’heure dans quelle mesure il est permis et utile d’appliquer à l’organisme ces explications tirées de la physique et de la chimie ; car je montrerai que la force vitale emploie et utilise indubitablement les forces de la nature inorganique, mais que ce ne sont pas elles qui la composent, aussi peu que le forgeron se compose d’enclumes et de marteaux. Même la vie végétale, qui est si peu compliquée, ne peut s’expliquer par elles, par exemple par la capillarité et l’endosmose ; à plus forte raison ne peut-on pas expliquer ainsi la vie animale.
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