Pour que ma doctrine devînt une philosophie d’école, il faudrait la venue de temps nouveaux. Il ferait beau voir aujourd’hui qu’une philosophie comme la mienne, qui ne rapporte rien, eût une place au soleil et fût un objet d’attention générale. C’est ce qu’il fallait prévenir à tout prix, et, pour cela, tous devaient marcher contre elle comme un seul homme. Mais contester et contredire des idées n’est pas toujours chose aisée, et le procédé est d’autant plus scabreux qu’il a l’inconvénient d’attirer l’attention du public sur la chose en litige : qui sait si la lecture de mes écrits ne l’eût pas dégoûté des élucubrations des professeurs de philosophie ? Car, lorsqu’une fois on a tâté des œuvres sérieuses, rarement continue-t-on à se plaire à la farce, surtout celle du genre ennuyeux. La conspiration du silence universel à laquelle on s’est arrêté était donc le seul système de défense possible ; je conseille fort de s’y tenir et de le faire durer aussi longtemps qu’il se pourra, c’est-à-dire tant que cette ignorance affectée ne sera pas soupçonnée d’être une ignorance réelle ; il sera toujours temps alors de changer de front. En attendant, il demeure loisible à chacun de dérober çà et là quelque petite plume pour s’en parer au besoin, l’exubérance de la pensée n’étant pas le mal dont nos gens ont à souffrir. La méthode du silence et de l’ignorance systématiques peut réussir assez longtemps encore, et durer au moins tout le temps qui me reste à vivre. Si, par hasard, quelque voix indiscrète a déjà protesté, elle s’est bientôt perdue dans le tapage de l’éloquence professorale, très habile à leurrer, avec des airs de gravité, le bon public, et à détourner ailleurs son attention. Je conseillerais pourtant le maintien sévère de l’union dans la défense et une active surveillance à l’égard des jeunes gens, qui sont parfois terriblement indiscrets. Je n’oserais d’ailleurs garantir l’éternel succès d’une tactique si admirable, et je ne puis répondre du dénouement final. Car c’est chose souvent bien étrange que le gouvernement de cet excellent public, si facile à mener en général. Sans doute, les Gorgias et les Hippias, maîtres de l’opinion, ont pu à peu près dans tous les temps faire triompher l’absurde, et les voix isolées sont d’ordinaire couvertes par le chœur des dupeurs et des dupés ; et pourtant, l’œuvre de bonne foi conserve toujours je ne sais quelle action extraordinaire, calme, lente et profonde ; aussi, arrive-t-elle bientôt, par une sorte de miracle, à dominer ce grand tumulte : comme on voit un ballon se dégager peu à peu des épaisses vapeurs du sol pour planer dans les pures régions, d’où aucune force humaine ne saurait le faire redescendre.

Francfort-sur-le-Mein, février 1844.

PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION

Le vrai et le bien feraient plus aisément leur chemin dans le monde, si ceux qui en sont incapables ne s’entendaient pour leur barrer la route. Combien d’œuvres utiles ont été déjà ou retardées ou ajournées, quand elles n’ont pas été entièrement étouffées par cet obstacle ! Cette cause a eu pour effet, en ce qui me concerne, de ne me permettre de publier qu’à l’âge de soixante-douze ans la troisième édition du présent ouvrage, dont la première remonte à ma trentième année. Je me console de ce malheur en répétant le mot de Pétrarque : « Si quid tota die currens, pervernit ad vesperam, satis est. » [Si quelqu’un marche toute la journée et parvient le soir à son but, c’en est assez.] (De vera sapientia, p. 140.)

Et moi aussi me voilà enfin arrivé au but, et j’ai la satisfaction de voir qu’au moment où finit ma carrière, mon action commence ; j’ai aussi l’espoir que, selon une loi bien vieille, cette action sera d’autant plus durable qu’elle a été plus tardive.

Le lecteur pourra constater que rien de ce que renfermait la seconde édition n’a été supprimé dans celle-ci : elle a été, au contraire, assez considérablement augmentée, puisque, imprimée dans le même caractère, elle contient 136 pages de plus que la seconde.

Sept ans après l’apparition de cette dernière, j’ai publié deux volumes intitulés : Parerga et Paralipomena. Tous les morceaux réunis sous le second mot de ce titre ne comprennent que des additions à l’exposé systématique de ma philosophie ; ils auraient donc trouvé leur place naturelle dans les deux présents volumes ; mais force m’a été de les imprimer alors n’importe où, incertain que j’étais de vivre assez pour voir cette troisième édition. Ils se trouvent dans le deuxième volume des Parerga. On les reconnaîtra aisément aux titres mêmes des chapitres.

Francfort-sur-le-Main, septembre 1859.

PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION

Schopenhauer a fait pour son livre du Monde comme volonté et comme représentation comme pour ses autres ouvrages ; il nous a laissé de la troisième édition un exemplaire, dont les pages, séparées par des feuilles, contiennent les additions et corrections à apporter à l’édition suivante. Toutefois ces annotations sont ici en moins grand nombre que celles qu’il a faites à ses autres écrits : la raison, sans doute, en est dans la circonstance que, la troisième édition du Monde comme volonté et comme représentation renferme 136 pages de plus que la seconde, la quatrième, que nous donnons ici avec le même caractère d’impression, a seulement quelques pages de plus que la troisième.

J’ai inséré les additions destinées par Schopenhauer à la présente édition tantôt aux endroits indiqués par lui-même, tantôt au bas du texte primitif.

Ces changements se bornent d’ailleurs à quelques retouches de style, à la restitution de quelques citations inexactes et à la correction des fautes d’impression laissées dans la troisième édition.

La quatrième édition que nous publions de l’œuvre principale de Schopenhauer offre donc, en général, assez peu de différences avec la troisième.

Berlin, mai 1873.

Julius FRAUENSTAEDT.

LIVRE PREMIER


LE MONDE COMME
REPRÉSENTATION

PREMIER POINT DE VUE

LA REPRÉSENTATION SOUMISE AU PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE
L’OBJET DE LEXPÉRIENCE ET DE LA SCIENCE

Sors de ton enfance, ami, réveille-toi !

(J.-J. ROUSSEAU)

1.
[LE MONDE EST MA REPRÉSENTATION. MATIÈRE DU LIVRE PREMIER.]

Le monde est ma représentation. – Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l’homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu’il est capable de l’amener à cet état, on peut dire que l’esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l’entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n’existe que comme représentation, dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-même. S’il est une vérité qu’on puisse affirmer a priori, c’est bien celle-là ; car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept de beaucoup plus général que ceux même de temps, d’espace et de causalité qui l’impliquent. Chacun de ces concepts, en effet, dans lesquels nous avons reconnu des formes diverses du principe de raison, n’est applicable qu’à un ordre déterminé de représentations ; la distinction du sujet et de l’objet, au contraire, est le mode commun à toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une représentation quelconque, abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique. Aucune vérité n’est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe existe pour la pensée, c’est-à-dire, l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. Cette loi s’applique naturellement à tout le présent, à tout le passé et à tout l’avenir, à ce qui est loin comme à ce qui est près de nous ; car elle est vraie du temps et de l’espace eux-mêmes, grâce auxquels les représentations particulières se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde renferme ou peut renfermer est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n’existe que pour le sujet. Le monde est donc représentation.

Cette vérité est d’ailleurs loin d’être neuve. Elle fait déjà le fond des considérations sceptiques d’où procède la philosophie de Descartes.