Mais ce fut Berkeley qui le premier la formula d’une manière catégorique ; par là il a rendu à la philosophie un immortel service, encore que le reste de ses doctrines ne mérite guère de vivre. Le grand tort de Kant, comme je l’expose dans l’Appendice qui lui est consacré, a été de méconnaître ce principe fondamental.

En revanche, cette importante vérité a été de bonne heure admise par les sages de l’Inde, puisqu’elle apparaît comme la base même de la philosophie védanta, attribuée à Vyâsa. Nous avons sur ce point le témoignage de W. Jones, dans sa dernière dissertation ayant pour objet la philosophie asiatique : « Le dogme essentiel de l’école védanta consistait, non à nier l’existence de la matière, c’est-à-dire de la solidité, de l’impénétrabilité, de l’étendue (négation qui, en effet, serait absurde), mais seulement à réformer sur ce point l’opinion vulgaire, et à soutenir que cette matière n’a pas une réalité indépendante de la perception de l’esprit, existence et perceptibilité étant deux termes équivalents »(5).

Cette simple indication montre suffisamment dans le védantisme le réalisme empirique associé à l’idéalisme transcendantal. C’est à cet unique point de vue et comme pure représentation que le monde sera étudié dans ce premier livre. Une telle conception, absolument vraie d’ailleurs en elle-même, est cependant exclusive et résulte d’une abstraction volontairement opérée par l’esprit ; la meilleure preuve en est dans la répugnance naturelle des hommes à admettre que le monde ne soit qu’une simple représentation, idée néanmoins incontestable. Mais cette vue, qui ne porte que sur une face des choses, sera complétée dans le livre suivant par une autre vérité, moins évidente, il faut l’avouer, que la première ; la seconde demande, en effet, pour être comprise, une recherche plus approfondie, un plus grand effort d’abstraction, enfin une dissociation des éléments hétérogènes accompagnée d’une synthèse des principes semblables. Cette austère vérité, bien propre à faire réfléchir l’homme, sinon à le faire trembler, voici comment il peut et doit l’énoncer à côté de l’autre : « Le monde est ma volonté. »

En attendant, il nous faut, dans ce premier livre, envisager le monde sous un seul de ses aspects, celui qui sert de point de départ à notre théorie, c’est-à-dire la propriété qu’il possède d’être pensé. Nous devons, dès lors, considérer tous les objets présents, y compris notre propre corps (ceci sera développé plus loin), comme autant de représentations et ne jamais les appeler d’un autre nom. La seule chose dont il soit fait abstraction ici (chacun, j’espère, s’en pourra convaincre par la suite), c’est uniquement la volonté, qui constitue l’autre côté du monde : à un premier point de vue, en effet, ce monde n’existe absolument que comme représentation ; à un autre point de vue, il n’existe que comme volonté. Une réalité qui ne peut se ramener ni au premier ni au second de ces éléments, qui serait un objet en soi (et c’est malheureusement la déplorable transformation qu’a subie, entre les mains même de Kant, sa chose en soi), cette prétendue réalité, dis-je, est une pure chimère, un feu follet propre seulement à égarer la philosophie qui lui fait accueil.

2.
[OBJET ET SUJET ; ILS SE CONDITIONNENT MUTUELLEMENT ; LE PRINCIPE DE RAISON]

Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c’est le sujet. Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène, de tout objet ; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet. Ce sujet, chacun le trouve en soi, en tant du moins qu’il connaît, non en tant qu’il est objet de connaissance. Notre propre corps lui-même est déjà un objet, et, par suite, mérite le nom de représentation. Il n’est, en effet, qu’un objet parmi d’autres objets, soumis aux mêmes lois que ceux-ci ; c’est seulement un objet immédiat. Comme tout objet d’intuition, il est soumis aux conditions formelles de la pensée, le temps et l’espace, d’où naît la pluralité.

Mais le sujet lui-même, le principe qui connaît sans être connu, ne tombe pas sous ces conditions ; car il est toujours supposé implicitement par elles. On ne peut lui appliquer ni la pluralité, ni la catégorie opposée, l’unité. Nous ne connaissons donc jamais le sujet ; c’est lui qui connaît, partout où il y a connaissance.

Le monde, considéré comme représentation, seul point de vue qui nous occupe ici, comprend deux moitiés essentielles, nécessaires et inséparables. La première est l’objet qui a pour forme l’espace, le temps, et par suite la pluralité ; la seconde est le sujet qui échappe à la double loi du temps et de l’espace, étant toujours tout entier et indivisible dans chaque être percevant. Il s’ensuit qu’un seul sujet, plus l’objet, suffirait à constituer le monde considéré comme représentation, aussi complètement que les millions de sujets qui existent ; mais que cet unique sujet percevant disparaisse, et, du même coup, le monde conçu comme représentation disparaît aussi. Ces deux moitiés sont donc inséparables, même dans la pensée ; chacune d’elles n’est réelle et intelligible que par l’autre et pour l’autre ; elles existent et cessent d’exister ensemble. Elles se limitent réciproquement : où commence l’objet, le sujet finit. Cette mutuelle limitation apparaît dans le fait que les formes générales essentielles à tout objet : temps, espace et causalité, peuvent se tirer et se déduire entièrement du sujet lui-même, abstraction faite de l’objet : ce qu’on peut traduire dans la langue de Kant, en disant qu’elles se trouvent a priori dans notre conscience. De tous les services rendus par Kant à la philosophie, le plus grand est peut-être dans cette découverte. À cette vue, j’ajoute, pour ma part, que le principe de raison est l’expression générale de toutes ces conditions formelles de l’objet, connues a priori ; que toute connaissance purement a priori se ramène au contenu de ce principe, avec tout ce qu’il implique ; en un mot, qu’en lui est concentrée toute la certitude de notre science a priori. J’ai expliqué en détail, dans ma Dissertation sur le principe de raison, comment il est la condition de tout objet possible ; ce qui signifie qu’un objet quelconque est lié nécessairement à d’autres, étant déterminé par eux et les déterminant à son tour. Cette loi est si vraie que toute la réalité des objets en tant qu’objets ou simples représentations consiste uniquement dans ce rapport de détermination nécessaire et réciproque : cette réalité est donc purement relative. Nous aurons bientôt l’occasion de développer cette idée. J’ai montré, de plus, que cette relation nécessaire, exprimée d’une manière générale par le principe de raison, revêt des formes diverses, selon la différence des classes où viennent se ranger les objets au point de vue de leur possibilité, nouvelle preuve de la répartition exacte de ces classes. Je suppose toujours implicitement, dans le présent ouvrage, que tout ce que j’ai écrit dans cette dissertation est connu et présent à l’esprit du lecteur. Si je n’avais pas exposé ailleurs ces idées, elles auraient ici leur place naturelle.

3.
[ LA REPRÉSENTATION INTUITIVE.