C’est seulement grâce à cette limitation réciproque du temps et de l’espace l’un par l’autre que devient intelligible et nécessaire la loi qui règle le changement. Ce que la loi de causalité détermine, ce n’est donc pas la simple succession des états dans le temps lui-même, mais dans le temps considéré par rapport à un espace donné ; ce n’est pas, d’autre part, la présence des phénomènes à tel endroit, mais leur présence en ce point à un instant marqué. Le changement, c’est-à-dire la transformation d’état, réglée par la loi de causalité, se rapporte donc, dans chaque cas, à une partie de l’espace et à une partie correspondante du temps, données simultanément.
C’est donc la causalité qui forme le lien entre le temps et l’espace. Or nous avons vu que toute l’essence de la matière consiste dans l’activité, autrement dit dans la causalité ; il en résulte que l’espace et le temps se trouvent ainsi coexister dans la matière : celle-ci doit donc réunir dans leur opposition les propriétés du temps et celles de l’espace, et concilier (chose impossible dans chacune des deux formes isolée de l’autre) la fuite inconstante du temps avec l’invariable et rigide fixité de l’espace : quant à la divisibilité infinie, la matière la tient de tous deux ; c’est grâce à cette combinaison que devient possible tout d’abord la simultanéité ; celle-ci ne saurait exister ni dans le temps seul, qui n’admet pas de juxtaposition, ni dans l’espace pur, à l’égard duquel il n’y a pas plus d’avant que d’après ou de maintenant.
Mais l’essence vraie de la réalité, c’est précisément la simultanéité de plusieurs états, simultanéité qui produit tout d’abord la durée ; celle-ci, en effet, n’est intelligible que par le contraste de ce qui passe avec ce qui reste ; de même, c’est l’antithèse du permanent et du variable qui caractérise le changement ou modification dans la qualité et la forme, en même temps que la fixité dans la substance, qui est la matière(9). Si le monde existait seulement dans l’espace, il serait rigide et immobile : plus de succession, de changement ni d’action ; l’action supprimée, la matière l’est du même coup. Si le monde existait seulement dans le temps, tout deviendrait fugitif ; alors, plus de permanence, plus de juxtaposition, plus de simultanéité et partant plus de durée ; plus de matière non plus, comme tout à l’heure. C’est de la combinaison du temps et de l’espace que résulte la matière, qui est la possibilité de l’existence simultanée ; la durée en dérive aussi, et rend possible à son tour la permanence de la substance sous le changement des états(10). La matière, tenant son être de la combinaison du temps et de l’espace, en conserve toujours la double empreinte. La réalité qu’elle tire de l’espace est attestée d’abord par la forme qui lui est inhérente ; ensuite et surtout, par sa permanence ou substantialité : le changement, en effet, n’appartient qu’au temps, qui, considéré en lui-même et dans sa pureté, n’a rien de stable ; la permanence de la matière n’est donc certaine a priori que parce qu’elle repose sur celle de l’espace(11). La matière, d’autre part, tient du temps par la qualité (ou accident), sans laquelle elle ne saurait apparaître ; et cette qualité consiste toujours dans la causalité, dans l’action exercée sur une autre matière, par suite dans le changement, qui fait partie de la notion de temps. Cette action néanmoins n’est possible en droit qu’à condition de se rapporter à la fois à l’espace et au temps, et tire de là toute son intelligibilité. La détermination de l’état, qui doit nécessairement exister dans tel lieu à tel moment donné, voilà à quoi se borne la juridiction de la loi de causalité. C’est parce que les qualités essentielles de la matière dérivent des formes de la pensée connues a priori, que nous lui assignons aussi, a priori, certaines propriétés : par exemple, de remplir l’espace ; c’est l’impénétrabilité, qui équivaut à l’activité ; de plus, l’étendue, la divisibilité infinie, la permanence qui n’est que l’indestructibilité ; enfin, la mobilité ; quant à la pesanteur, peut-être convient-il (ce qui d’ailleurs ne constitue pas une exception à la doctrine) de la rapporter à la connaissance a posteriori et cela en dépit de l’opinion de Kant qui, dans ses Principes métaphysiques de la science de la nature, la range parmi les propriétés connaissables a priori.
De même qu’il n’y a d’objet en général que pour un sujet, et sous la forme d’une représentation, de même chaque classe déterminée de représentations dans le sujet se rapporte à une fonction déterminée, que l’on nomme faculté intellectuelle (Erkenntnissvermögen). La faculté de l’esprit correspondant au temps et à l’espace considérés en soi a été appelée par Kant la sensibilité pure (reine Sinnlichkeit) : cette dénomination peut être conservée, en souvenir de celui qui a ouvert une voie nouvelle à la philosophie ; elle n’est cependant pas absolument exacte ; car « sensibilité » suppose déjà matière. La faculté correspondant à la matière, ou à la causalité (car ces deux termes sont équivalents), c’est l’entendement, qui n’a pas d’autre objet. Connaître par les causes, voilà, en effet, son unique fonction et toute sa puissance. Mais cette puissance est grande ; elle s’étend à un vaste domaine et comporte une merveilleuse diversité d’applications, reliées cependant par une unité évidente. Réciproquement, toute causalité, et, par suite, toute matière, toute réalité, n’existe que pour l’entendement, par l’entendement. La première manifestation de l’entendement, celle qui s’exerce toujours, c’est l’intuition du monde réel ; or, cet acte de la pensée consiste uniquement à connaître l’effet par la cause : aussi toute intuition est-elle intellectuelle. Mais elle n’arriverait jamais à se réaliser sans la connaissance immédiate de quelque effet propre à servir de point de départ. Cet effet est une action éprouvée par les corps organisés : ceux-ci, objets immédiats des sujets auxquels ils sont unis, rendent possible l’intuition de tous les autres objets. Les modifications que subit tout organisme animal sont connues immédiatement ou senties, et, cet effet étant aussitôt reporté à sa cause, on a sur-le-champ l’intuition de cette dernière comme objet. Cette opération n’est nullement une conclusion tirée de données abstraites, non plus qu’un produit de la réflexion ou de la volonté : elle est une connaissance directe, nécessaire, absolument certaine. Elle est l’acte de l’entendement pur, véritable acte sans lequel il n’y aurait jamais une intuition véritable de l’objet, mais tout au plus une conscience sourde, végétative, en quelque sorte, des modifications de l’objet immédiat : ces modifications se succéderaient sans présenter aucun sens appréciable, si ce n’est peut-être pour la volonté, à titre de plaisirs ou de douleurs. Mais de même que l’apparition du soleil découvre le monde visible, ainsi l’entendement, par son action soudaine et unique, transforme en intuition ce qui n’était que sensation vague et confuse. Cette intuition n’est nullement constituée par les impressions qu’éprouvent l’œil, l’oreille, la main : ce sont là de simples données. Après seulement que l’entendement a rattaché l’effet à la cause, le monde apparaît, étendu comme intuition dans l’espace, changeant dans la forme, permanent et éternel en tant que matière ; car l’entendement réunit le temps à l’espace dans la représentation de matière, synonyme d’activité. Si, comme représentation, le monde n’existe que par l’entendement, il n’existe aussi que pour l’entendement. Dans le premier chapitre de ma dissertation sur la Vue et les Couleurs, j’ai déjà expliqué comment, avec les données fournies par les sens, l’entendement crée l’intuition, comment, par la comparaison des impressions que les différents sens reçoivent d’un même sujet, l’enfant s’élève à l’intuition ; j’ai montré que là seulement se trouvait l’explication d’un grand nombre de phénomènes relatifs aux sens : par exemple la vision simple avec deux yeux, la vision double dans le strabisme ou dans le cas où l’œil voit simultanément plusieurs objets placés à des distances inégales l’un derrière l’autre, enfin les diverses illusions qu’amène toujours un changement subit dans l’exercice des organes des sens. Mais j’ai étudié plus longuement et plus à fond cet important sujet dans la seconde édition de ma Dissertation sur le principe de raison. Tous les développements qui s’y trouvent auraient ici leur place naturelle et pourraient être reproduits maintenant, mais je n’ai guère moins de répugnance à me copier moi-même qu’à copier les autres, et je ne saurais d’ailleurs donner de mes idées une nouvelle exposition plus claire que la première ; au lieu donc de me répéter, je renvoie le lecteur à ma Dissertation, le supposant au courant de la question que j’y ai traitée.
L’apprentissage de la vision chez les enfants et les aveugles-nés qui ont été opérés ; la perception visuelle simple, malgré les deux impressions que reçoivent les yeux ; la vision double ou la sensation tactile également double, quand l’organe du sens est plus ou moins dérangé de sa position naturelle ; le redressement des objets par la vue, lorsque leur image vient se peindre renversée au fond de l’œil ; l’application de la couleur, phénomène tout subjectif, aux objets ; le dédoublement de l’activité de l’œil par la polarisation de la lumière ; enfin les effets du stéréoscope : toutes ces observations constituent autant d’arguments solides et irréfutables pour établir que l’intuition n’est pas d’ordre purement sensible, mais intellectuel ; on peut dire, en d’autres termes, qu’elle consiste dans la connaissance de la cause par l’effet, au moyen de l’entendement : elle suppose donc la loi de causalité. C’est cette loi qui, d’une manière primitive et absolue, rend possible toute intuition, par suite toute expérience ; on ne saurait donc la tirer de l’expérience, comme le veut le scepticisme de Hume, qui se trouve ruiné définitivement et pour la première fois, par cette considération.
1 comment