Je vous réserverai de la place pour minuit.
J’eus une journée fort occupée. Je dînai de bonne heure au club des Sauvages avec Tarp Henry, à qui je racontai une partie de mes aventures. Il m’écouta avec un sourire indulgent et sceptique, jusqu’au moment où il éclata de rire quand je lui avouai que le professeur m’avait convaincu.
– Mon cher ami, dans la vie réelle, les choses ne se passent pas ainsi. Les gens ne tombent pas sur des découvertes sensationnelles pour égarer après coup leurs preuves. Laissez cela aux romanciers. Le type en question est aussi plein de malice qu’une cage de singes au zoo. Tout ça, c’est de la blague !
– Mais le poète américain ?
– Il n’a jamais existé !
– J’ai vu son album à croquis.
– C’est l’album à croquis de Challenger.
– Vous croyez qu’il a dessiné cet animal ?
– Naturellement ! Qui d’autre l’aurait fait ?
– Tout de même, les photographies…
– Il n’y avait rien sur les photographies. De votre propre aveu, vous n’y avez vu qu’un oiseau.
– Un ptérodactyle !
– À ce qu’il dit ! Il vous a mis un ptérodactyle dans l’idée.
– Alors, les os ?
– Le premier, il l’a tiré d’un ragoût de mouton. Le second, il l’a rafistolé pour l’occasion. Pour peu que vous soyez intelligent et que vous connaissiez votre affaire, vous pouvez truquer un os aussi aisément qu’une photographie.
Je commençais à me sentir mal à l’aise. Après tout, peut-être avais-je donné prématurément mon accord ?
– Venez-vous à la conférence ? demandai-je à brûle-pourpoint à Tarp Henry.
Mon compagnon réfléchit :
– Ce génial Challenger n’est pas trop populaire ! répondit-il. Des tas de gens ont des comptes à régler avec lui. Il est sans doute l’homme le plus détesté de Londres. Si les étudiants en médecine s’en mêlent, ce sera un chahut infernal. Je n’ai nulle envie de me trouver dans une fosse aux ours !
– Au moins pourriez-vous avoir l’impartialité de l’entendre exposer lui-même son affaire !
– Oui… Ce ne serait que juste, en somme… Très bien ! Je suis votre homme.
Quand nous arrivâmes dans le hall, nous fûmes surpris par la foule qui s’y pressait. Une file de coupés déchargeait sa cargaison de professeurs à barbe blanche. Le flot foncé des humbles piétons qui se précipitaient par la porte ogivale laissait prévoir que la réunion aurait un double succès, populaire autant que scientifique. Dès que nous fûmes installés, il nous apparut que toute une jeunesse s’était emparée du poulailler, et qu’elle débordait jusque dans les derniers rangs du hall. Je regardai derrière nous, je reconnus beaucoup de visages familiers d’étudiants en médecine. Selon toute vraisemblance, les grands hôpitaux avaient délégué chacun une équipe de représentants. La bonne humeur régnait, mais l’espièglerie perçait déjà. Des couplets étaient repris en chœur avec un enthousiasme qui préludait bizarrement à une conférence scientifique. Pour une belle soirée, ce serait sûrement une belle soirée !
Par exemple, lorsque le vieux docteur Meldrum, avec son célèbre chapeau d’opéra aux bords roulés, apparut sur l’estrade, il fut accueilli par une clameur aussi générale qu’irrespectueuse : « Chapeau ! Chapeau ! » Le vieux docteur Meldrum se hâta de se découvrir et dissimula son haut-de-forme sous sa chaise. Quand le Pr Wadley, chancelant sous la goutte, s’avança vers son siège, de toutes parts jaillirent d’affectueuses questions sur l’état de ses pauvres orteils, ce qui ne laissa pas de l’embarrasser. Mais la plus grande démonstration fut réservée cependant à ma nouvelle connaissance, le Pr Challenger, quand il traversa l’assemblée pour prendre place au bout du premier rang sur l’estrade : dès que sa barbe noire apparut, il fut salué par de tels hurlements de bienvenue que je me demandai si Tarp Henry n’avait pas vu juste, et si cette nombreuse assistance ne s’était pas dérangée parce qu’elle avait appris que le fameux professeur interviendrait dans les débats.
À son entrée, il y eut quelques rires de sympathie sur les premiers bancs, où s’entassaient des spectateurs bien habillés : comme si la manifestation des étudiants ne leur déplaisait pas. Cette manifestation fut l’occasion, en vérité, d’un vacarme épouvantable : imaginez la bacchanale qui s’ébauche dans la cage des grands fauves lorsque se fait entendre dans le lointain le pas du gardien chargé de les nourrir. Peut-être y avait-il dans ce bruit de confuses velléités d’offense ? Pourtant je l’assimilai plutôt à une simple turbulence, à la bruyante réception de quelqu’un qui amusait et intéressait, et non d’un personnage détesté ou méprisé. Challenger sourit avec une lassitude dédaigneuse mais indulgente, comme tout homme poli sourit devant les criailleries d’une portée de chiots. Avec une sage lenteur il s’assit, bomba le torse, caressa sa barbe et inspecta entre ses paupières mi-closes la foule qui lui faisait face. Le tumulte qui l’avait accueilli ne s’était pas encore apaisé quand le Pr Ronald Murray, qui présidait, et M. Waldron, le conférencier, s’avancèrent sur l’estrade.
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