Ce soir, par exemple, je me propose de fournir un exemple de contrôle des émotions par la volonté. Je vous invite à assister à cette démonstration…

Il me tendit une carte.

« Vous verrez que M. Percival Waldron, naturaliste réputé, doit faire une conférence, à huit heures et demie, dans le hall de l’Institut de zoologie, sur le « Dossier du temps ». J’ai été spécialement invité à m’asseoir sur l’estrade et à proposer une motion de remerciements à l’adresse du conférencier. À ce propos, je me fais fort de lancer, avec autant de tact que de délicatesse, quelques remarques de nature à intéresser l’assistance et à donner envie à certains d’approfondir le sujet. Rien qui ait l’air d’une querelle ! J’indiquerai seulement qu’au-delà de ce qui est su, il existe des secrets formidables. Je me tiendrai soigneusement en laisse, et je verrai si une attitude réservée me permettra d’obtenir une audience plus favorable auprès du public.

– Et… je pourrai venir ? demandai-je avec une ardeur non feinte.

– Mais oui, entendu !

Cette énorme masse était douée d’une douceur qui subjuguait autant que sa violence. Son sourire, quand il était empreint de bienveillance, était un spectacle merveilleux, ses joues se groupaient pour former deux pommes bien rouges entre ses yeux mi-clos et sa grande barbe noire. Il reprit :

« Venez ! Ce sera un réconfort pour moi de savoir que j’ai un allié dans la place, quelles que puissent être son insuffisance et son ignorance du sujet… Je pense qu’il y aura du monde, car Waldron, qui n’est qu’un charlatan, attire toujours la foule. Maintenant, monsieur Malone, il se trouve que je vous ai accordé beaucoup plus de temps que je ne l’avais prévu. Or l’individu doit s’effacer devant la société, ne pas monopoliser ce qui est destiné au monde entier. Je serai heureux de vous voir ce soir à la conférence. Entre-temps, comprenez qu’il ne saurait être fait usage des sujets que nous avons abordés ensemble.

– Mais M. McArdle, mon rédacteur en chef, voudra savoir ce que j’ai fait !

– Dites-lui ce que vous voudrez. Entre autres choses, vous pouvez lui dire que s’il m’envoie quelqu’un d’autre, j’irai le trouver avec un fouet de cavalerie. Mais je me fie à vous pour que rien de ceci ne soit imprimé. Parfait ! À ce soir donc, huit heures trente, dans le hall de l’Institut de zoologie.

En quittant la pièce, je jetai un dernier regard sur ses joues rouges, sa barbe presque bleue, et ses yeux d’où toute tolérance avait disparu.

CHAPITRE V – Au fait !

Étant donné les chocs physiques consécutifs à mon premier entretien avec le Pr Challenger, et les chocs mentaux que je subis au cours du second, j’étais plutôt démoralisé – en tant que journaliste naturellement ! – quand je me retrouvai dans Enmore Park. J’avais mal à la tête, mais cette tête-là abritait une idée : dans l’histoire de cet homme il y avait du vrai, du vrai à conséquences formidables, du vrai qui fournirait de la copie sensationnelle pour la Gazette quand je serais autorisé à m’en servir. Au bout de la rue, un taxi attendait ; je sautai dedans et me fis conduire au journal. Comme d’habitude, McArdle était à son poste.

– Alors ? s’écria-t-il très impatient. Comment est-ce que ça se présente ?… M’est avis, jeune homme, que vous avez été à la guerre ! Vous aurait-il boxé ?

– Au début, nous avons eu un petit différend.

– Quel homme ! Qu’avez-vous fait ?

– Hé bien ! il est devenu plus raisonnable, et nous avons causé. Mais je n’ai rien tiré de lui… enfin, rien qui soit publiable.

– Je n’en suis pas aussi sûr que vous ! Il vous a mis un œil au beurre noir, et ce fait divers mérite déjà d’être publié… Nous ne pouvons pas accepter ce règne de la terreur, monsieur Malone ! Il faut ramener notre homme à ses justes proportions. Demain, je vais m’occuper de lui dans un petit éditorial… Donnez-moi simplement quelques indications, et je le marquerai au fer rouge pour le restant de ses jours. Le Pr Münchhausen… pas… mal pour un gros titre, non ? Sir John Mandeville ressuscité… Cagliostro… Tous les imposteurs et les tyrans de l’Histoire. Je révélerai le fraudeur qu’il est !

– À votre place, je ne le ferais pas, monsieur.

– Et pourquoi donc ?

– Parce qu’il n’est pas du tout le fraudeur que vous supposez.

– Quoi ! rugit McArdle. Vous n’allez pas me dire que vous croyez à ses histoires de mammouths, de mastodontes et de grands serpents volants ?

– Je ne vous le dirai pas parce que je n’en sais rien. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il émette des théories sur ces points précis. Mais ce que je crois, c’est qu’il a découvert quelque chose de neuf.

– Alors, mon vieux, écrivez-le, pour l’amour de Dieu !

– Je ne demanderais pas mieux, mais tout ce que j’ai appris, il me l’a dit sous le sceau du secret ; à condition que je n’en publie rien…

En quelques phrases, je résumai le récit du professeur. McArdle semblait terriblement incrédule.

– Bon ! dit-il enfin. À propos de cette réunion scientifique de ce soir, vous n’êtes pas tenu au secret, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que d’autres journaux s’y intéressent, car Waldron ne fera que répéter ce qu’il a déclaré maintes fois, et nul ne sait que Challenger viendra et parlera. Avec un peu de chance, nous pouvons avoir une belle exclusivité. De toute façon, vous y serez et vous nous rapporterez un compte rendu.