Sur la première page du
Times,l’horaire des bateaux est publié… En voici un pour
Para le mercredi de la semaine prochaine ; si le professeur et
vous étiez d’accord, nous embarquerions sur celui-là. Hein ?
Bon. Je m’en arrangerai avec lui. Votre équipement, maintenant.
– Mon journal y pourvoira.
– Êtes-vous bon tireur ?
– Comme un territorial moyen.
– Seigneur ! Pas meilleur ? Dire que
c’est la dernière chose que vous, jeunes bébés, songez à
apprendre ! Vous êtes des abeilles sans aiguillon, tout juste
bons à regarder si la ruche ne s’en va pas ; mais vous aurez
bonne mine le jour où quelqu’un viendra voler votre miel !
Dans l’Amérique du Sud, vous aurez besoin de bien manier votre
fusil car, à moins que notre ami le professeur soit un fou ou un
menteur, nous pourrions voir des choses étranges avant de rentrer.
Quel fusil connaissez-vous ?
Il se dirigea vers une armoire de chêne,
l’ouvrit, et j’aperçus à l’intérieur des canons de fusil
étincelants, rangés comme des tuyaux d’orgue.
« Je cherche ce que je pourrais vous
confier de ma collection personnelle.
Il sortit les uns après les autres de très
beaux fusils ; il en fit jouer la culasse, puis il les replaça
sur leur râtelier en les caressant aussi tendrement qu’une mère ses
enfants.
« Voici un Bland, me dit-il. C’est avec
lui que j’ai descendu le gros type que vous voyez là…
Son doigt me désigna le rhinocéros blanc.
« Dix mètres de plus, et c’était lui qui
m’avait dans sa collection.
De cette balle conique dépend sa chance,
Le juste avantage du faible…
« J’espère que vous connaissez votre
Gordon, car il est le poète du cheval et du fusil, et il tâte des
deux. Maintenant, voici un instrument banal : vue
télescopique, double éjecteur, tir sans correction jusqu’à trois
cent cinquante mètres. C’est le fusil dont je me suis servi contre
les tyrans du Pérou il y a trois ans. J’étais le fléau du Seigneur
dans quelques coins, si j’ose dire, et pourtant vous n’en lirez
rien dans aucun livre bleu. Certains jours, bébé, on doit se
dresser pour le droit et la justice, faute de quoi on ne se sent
pas propre, ensuite ! Voilà pourquoi j’ai eu quelques
aventures personnelles. Décidées par moi, courues par moi,
terminées par moi. Chacune de ces encoches représente un mort, une
belle rangée, hein ? Cette grosse-là est pour Pedro Lopez, le
roi de tous ; je l’ai tué dans un bras du Putomayo… Voici
quelque chose qui est très bien pour vous…
Il s’empara d’un magnifique fusil brun et
argent.
« Bonne détente, visée correcte, cinq
cartouches dans le chargeur. Vous ferez de vieux os avec
lui !
Il me le tendit et referma la porte de
l’armoire de chêne.
« Au fait, me demanda-t-il, qu’est-ce que
vous savez du Pr Challenger ?
– Je ne l’avais jamais vu avant
aujourd’hui.
– Moi non plus. C’est tout de même amusant de
penser que nous allons nous embarquer tous les deux sous les
ordres, scellés, d’un homme que nous ne connaissons pas. Il me fait
l’impression d’un vieil oiseau arrogant. Ses frères de science
n’ont pas l’air de l’aimer beaucoup ! Comment en êtes-vous
venu à vous intéresser à cette affaire ?
Je lui narrai brièvement mes expériences de la
matinée, qu’il écouta avec une intense attention. Puis il sortit
une carte de l’Amérique du Sud et l’étala sur la table.
« Je crois que tout ce qu’il vous a dit
est vrai, fit-il avec chaleur. Et, ne vous en déplaise, si je parle
comme cela, c’est que j’ai de bonnes raisons pour le faire.
L’Amérique du Sud, voilà un continent que j’adore ! Si vous la
prenez en ligne droite de Darien à Fuego, c’est la terre la plus
merveilleuse, la plus grandiose, la plus riche de la planète. Les
gens d’ici ne la connaissent pas encore, et ils ne réalisent guère
ce qu’elle peut devenir. J’y suis allé, j’en suis revenu ;
entre-temps j’y ai passé deux saisons sèches, comme je vous l’ai
dit quand j’ai parlé de ma guerre aux marchands d’esclaves. Hé
bien, quand j’étais là-bas, j’ai entendu des histoires
analogues ! Rabâchages d’Indiens ? Je veux bien !
mais tout de même il y a de quoi les étayer. Plus on avance dans la
connaissance de ce pays, bébé, et plus on comprend que tout est
possible : tout ! On peut traverser, et on traverse,
quelques bras étroits de rivière ; hormis cela, c’est le noir.
Maintenant, là, dans le Mato Grosso…
Il promena son cigare sur une région de la
carte.
« … ou ici, dans cet angle où trois pays
se rejoignent, rien ne me surprendrait. Ce type l’a dit tout à
l’heure, il y a des milliers de kilomètres de voies d’eau à travers
une forêt à peu près aussi grande que l’Europe. Vous et moi nous
pourrions nous trouver aussi éloignés l’un de l’autre que d’Écosse
à Constantinople, et cependant nous serions tous deux ensemble dans
la même grande forêt brésilienne. Au sein de ce labyrinthe, l’homme
a juste fait une piste ici et une fouille là. Pourquoi quelque
chose de neuf et de merveilleux ne s’y cacherait-il pas ? Et
pourquoi ne serions-nous pas les hommes qui le découvririons ?
Et puis…
Une joie illuminait son visage farouche quand
il ajouta :
« Chaque kilomètre représente un risque
sportif. Je suis comme une vieille balle de golf : il y a
longtemps que la peinture blanche s’en est allée. La vie peut
m’infliger des coups, ils ne marqueront pas. Mais un risque
sportif, bébé, voilà le sel de l’existence. C’est alors qu’il fait
bon vivre. Nous sommes tous en train de devenir mous, épais,
confits.
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