Sa taille dépassait un mètre quatre-vingts, mais ses épaules curieusement arrondies la rapetissaient. Tel était l’aspect physique du fameux lord John Roxton, qui tirait fort sur son cigare tout en m’observant dans un silence aussi prolongé qu’embarrassant.

– Bon ! dit-il enfin. Les dés sont jetés, n’est-ce pas, jeune bébé ?… Oui, nous avons fait le saut, vous et moi. Je suppose que, avant d’entrer dans cette salle, vous n’en aviez pas la moindre idée, hein ?

– Pas la moindre !

– Moi non plus. Pas la moindre. Et nous voici pourtant engagés jusqu’au cou dans cette affaire… Moi, il n’y a pas plus de trois semaines que je suis rentré de l’Ouganda ; je cherche un coin en Écosse, je signe le bail, et voilà… Ça va vite, hein ! Et vous, qu’est-ce qui vous a pris ?

– Eh bien, c’est dans la droite ligne de mon travail ! Je suis journaliste à la Gazette.

– Oui. Vous l’avez dit dans la salle. Dites, j’ai un petit truc pour vous, si vous voulez m’aider.

– Avec plaisir.

– Un risque, ça vous est égal, hein ?

– De quel risque s’agit-il ?

– De Ballinger. C’est lui le risque. Vous avez entendu parler de lui ?

– Non.

– Ma parole, bébé, où avez-vous vécu ? Sir John Ballinger est le champion des gentlemen-jockeys du Nord. Dans ma meilleure forme, je peux lui tenir tête sur le plat, mais sur les obstacles il est imbattable. Cela dit, tout le monde sait que, lorsqu’il ne s’entraîne pas, il boit sec ; il appelle ça établir une moyenne… Mardi, il a fait une crise de delirium ; depuis il est devenu fou furieux. Il habite la chambre au-dessus de la mienne. Le docteur dit que ce pauvre vieux est perdu s’il ne prend pas un peu de nourriture solide ; mais voilà : il est couché avec un revolver sous sa couverture, et il jure qu’il mettra six balles dans la peau du premier qui l’approchera. Du coup il y a eu un début de grève dans le personnel. Il est tout ce que vous voudrez, mais il est aussi un gagnant du Grand National : on ne peut pas laisser mourir comme cela un gagnant du Grand National, hein ?

– Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire ?

– Eh bien, mon idée était que vous et moi nous y allions ! Peut-être sommeille-t-il. Au pis, il en tuera un, mais pas deux. Le survivant le maîtrisera. Si nous pouvions immobiliser ses bras avec le traversin, ou je ne sais quoi, puis actionner une pompe stomacale, nous offririons à ce pauvre vieux le souper de sa vie.

Je ne suis pas spécialement brave. Mon imagination irlandaise s’échauffe facilement devant l’inconnu et le neuf, et elle les rend plus terribles qu’ils ne le sont en réalité. Mais d’autre part j’ai été élevé dans l’horreur de la lâcheté, et dans la terreur d’en révéler le moindre signe. J’ose dire que je pourrais me jeter dans un précipice, comme le Hun des livres d’histoire, si mon courage était mis en doute ; et cependant, ce serait plutôt l’orgueil et la peur que le courage lui-même qui m’inspireraient en l’occurrence. C’est pourquoi, et bien que les nerfs de tout mon corps se fussent rétrécis à la pensée du sauvage ivrogne du dessus, je répondis d’une voix insouciante que j’étais prêt à monter. Une remarque de lord Roxton sur le danger à courir me chatouilla désagréablement.

– Parler n’arrangera rien ! dis-je. Allons-y !

Je me levai de mon fauteuil et lui du sien. Alors, en réprimant un petit gloussement de satisfaction, il me tapa deux ou trois fois sur la poitrine, et finalement me repoussa dans mon siège.

– Ça va, bébé ! Vous ferez l’affaire, me dit-il.

Je le regardai avec étonnement.

– Je me suis occupé moi-même de John Ballinger ce matin. Il a troué une manche de mon kimono, que Dieu lui pardonne ! Mais nous lui avons passé la camisole de force, et dans une semaine il sera rétabli. Dites, bébé, j’espère que vous ne m’en voulez pas, hein ? Comprenez, de vous à moi, je considère cette affaire de l’Amérique du Sud comme une chose formidablement sérieuse, et si j’ai quelqu’un avec moi, je veux qu’il soit homme sur qui je puisse compter. Alors je vous ai tendu un piège : vous vous en êtes admirablement tiré ; bravo ! Vous voyez, nous serons seuls vous et moi, car ce vieux Summerlee aura besoin d’une nourrice sèche dès le départ. Par ailleurs ne seriez-vous pas par hasard le Malone qui a de grandes chances d’être sélectionné dans l’équipe de rugby d’Irlande ?

– Comme remplaçant, peut-être…

– Je me disais que je vous avais déjà vu quelque part. J’y suis : j’étais là quand vous avez marqué cet essai contre Richmond, la plus belle course en crochets que j’aie vue de la saison. Je ne manque jamais un match de rugby quand je suis en Angleterre, car c’est le sport le plus viril. Bien ! Enfin, je ne vous ai pas fait venir ici pour que nous parlions sport. Nous avons à régler notre affaire.