Est devenu si susceptible qu’il boxe le premier venu qui l’interroge, et balance les journalistes dans l’escalier. Selon moi, c’est un mégalomane qui a d’égales dispositions pour le meurtre et pour la science. Tel est votre homme, monsieur Malone ! Maintenant filez, et voyez ce que vous pouvez en tirer. Vous êtes assez grand pour vous défendre. De toute façon, vous n’avez rien à craindre : il y a une loi sur les accidents du travail, n’est-ce pas ?

Il ne me restait plus qu’à me retirer.

Je sortis donc, et je me dirigeai vers le club des Sauvages : mais, au lieu d’y pénétrer, je m’accoudai sur la balustrade d’Aldelphi Terrace, où je demeurai un long moment à regarder couler l’eau brune, huileuse. À ciel ouvert, je pense toujours plus sainement, et mes idées sont plus claires. Je sortis de ma poche la notice sur le Pr Challenger, et je la relus à la lumière du lampadaire. C’est alors que j’eus une inspiration (je ne peux pas trouver un autre mot). D’après ce que je venais d’entendre, j’étais certain que je ne pourrais jamais approcher le hargneux professeur en me présentant comme journaliste. Mais les manifestations de sa mauvaise humeur, deux fois mentionnées dans sa biographie, pouvaient simplement signifier qu’il était un fanatique de la science. Par ce biais, ne me serait-il pas possible d’entrer en contact avec lui ? J’essaierais.

 

J’entrai dans le club. Il était onze heures passées, la grande salle était presque pleine, mais on ne s’y bousculait pas encore. Je remarquai au coin du feu un homme grand, mince, anguleux, assis dans un fauteuil. Lorsque j’approchai une chaise, il se retourna. C’était exactement l’homme qu’il me fallait. Il s’appelait Tarp Henry, il appartenait à l’équipe de Nature ; sous son aspect desséché, parcheminé, il témoignait aux gens qu’il connaissait une gentille compréhension. Immédiatement, j’entamai le sujet qui me tenait à cœur.

– Qu’est-ce que vous savez du Pr Challenger ?

– Challenger ? répéta-t-il en rassemblant ses sourcils en signe de désaccord scientifique. Challenger est l’homme qui est rentré d’Amérique du Sud avec une histoire jaillie de sa seule imagination.

– Quelle histoire ?

– Oh ! une grossière absurdité à propos de quelques animaux bizarres qu’il aurait découverts. Je crois que depuis il s’est rétracté. En tout cas, il n’en parle plus. Il a donné une interview à l’agence Reuter, et ses déclarations ont soulevé un tel tollé qu’il a compris que les gens ne marcheraient pas. Ce fut une affaire plutôt déshonorante. Il y eut deux ou trois personnes qui paraissaient disposées à le prendre au sérieux, mais il n’a pas tardé à les en dissuader.

– Comment cela ?

– Hé bien ! il les a rebutées par son insupportable grossièreté, par des manières impossibles. Tenez : le pauvre vieux Wadley, de l’Institut de zoologie ! Wadley lui envoie ce message : « Le président de l’Institut de zoologie présente ses compliments au Pr Challenger et considérerait comme une faveur particulière s’il consentait à lui faire l’honneur de participer à sa prochaine réunion ». La réponse a été… impubliable !

– Dites-la-moi !

– Voici une version expurgée : Le Pr Challenger présente ses compliments au président de l’Institut de zoologie et considérerait comme une faveur particulière s’il allait se faire…

– Mon Dieu !

– Oui, je crois que c’est ainsi que le vieux Wadley traduisit sa réponse. Je me rappelle ses lamentations à la réunion : « En cinquante années d’expérience de relations scientifiques… » Ça l’a pratiquement achevé !

– Rien de plus sur Challenger ?

– Vous savez moi, je suis un bactériologiste : je vis penché sur un microscope qui grossit neuf cents fois, et il me serait difficile de dire que je tiens compte sérieusement de ce que je vois à l’œil nu. Je suis un frontalier qui vagabonde sur l’extrême bord du connaissable ; alors je me sens tout à fait mal à l’aise quand je quitte mon microscope et que j’entre en rapport avec vous autres, créatures de grande taille, rudes et pataudes. Je suis trop détaché du monde pour parler de choses à scandales ; cependant, au cours de réunions scientifiques, j’ai entendu discuter de Challenger, car il fait partie des célébrités que nul n’a le droit d’ignorer. Il est aussi intelligent qu’on le dit : imaginez une batterie chargée de force et de vitalité ; mais c’est un querelleur, un maniaque mal équilibré, un homme peu scrupuleux. Il est allé jusqu’à truquer quelques photographies relatives à son histoire d’Amérique du Sud.

– Un maniaque, dites-vous ? Quelle manie particulière ?

– Il en a des milliers, mais la dernière en date a trait à Weissmann et à l’évolution. Elle a déclenché un beau vacarme à Vienne, je crois.

– Vous ne pouvez pas me donner des détails précis ?

– Pas maintenant, mais une traduction des débats existe. Nous l’avons au bureau.