Si vous voulez y passer…
– Oui, c’est justement ce que je désirerais.
Il faut que j’interviewe ce type, et j’ai besoin d’un fil
conducteur. Ce serait vraiment chic de votre part si vous me le
procuriez. En admettant qu’il ne soit pas trop tard, j’irais bien
tout de suite à votre bureau avec vous.
Une demi-heure plus tard, j’étais assis dans
le bureau de Tarp Henry, avec devant moi un gros volume ouvert à
l’article : « Weissmann contre Darwin. » En
sous-titre : « Fougueuse protestation à Vienne. Débats
animés. » Mon éducation scientifique ayant été quelque peu
négligée, j’étais évidemment incapable de suivre de près toute la
discussion ; mais il m’apparut bientôt que le professeur
anglais avait traité son sujet d’une façon très agressive et avait
profondément choqué ses collègues du continent.
« Protestations », « Rumeurs », « Adresses
générales au président », telles furent les trois premières
parenthèses qui me sautèrent aux yeux. Mais le reste me semble
aussi intelligible que du chinois.
– Pourriez-vous me le traduire ?
demandai-je sur un ton pathétique à mon collaborateur
occasionnel.
– C’est déjà une traduction, voyons !
– Alors j’aurais peut-être plus de chance avec
l’original…
– Dame, pour un profane, c’est assez
calé !
– Si seulement je pouvais découvrir une bonne
phrase, pleine de suc, qui me communiquerait quelque chose
ressemblant à une idée précise, cela me serait utile… Ah !
tenez ! Celle-là fera l’affaire. Je crois vaguement la
comprendre. Je la recopie. Elle me servira à accrocher ce terrible
professeur.
– Je ne peux rien de plus pour vous ?
– Si, ma foi ! Je me propose de lui
écrire. Si vous m’autorisez à écrire ma lettre d’ici et à donner
votre adresse, l’atmosphère serait créée.
– Pour que ce phénomène vienne ici, fasse un
scandale, et casse le mobilier !
– Non, pas du tout ! Vous allez voir la
lettre : elle ne suscitera aucune bagarre, je vous le
promets !
– Bien. Prenez mon bureau et mon fauteuil.
Vous trouverez là du papier, je préfère vous censurer avant que
vous n’alliez à la poste.
Elle me donna du mal, cette lettre, mais je
peux certifier sans me flatter qu’elle était joliment bien
tournée ! Je la lus fièrement à mon censeur :
Cher professeur Challenger,
L’humble étudiant en histoire naturelle
que je suis a toujours éprouvé le plus profond intérêt pour vos
spéculations touchant les différences qui séparent Darwin de
Weissmann. J’ai eu récemment l’occasion de me rafraîchir la mémoire
en relisant…
– Infernal menteur ! murmura Tarp
Henry.
… en relisant votre magistrale
communication à Vienne. Cette déclaration lucide et en tous points
admirable me paraît clore le débat. Elle contient cependant une
phrase que je cite : « Je proteste vigoureusement contre
l’assertion intolérable et purement dogmatique que chaque élément
séparé est un microcosme en possession d’une architecture
historique élaborée lentement à travers des séries de
générations. » Ne désireriez-vous pas, en vue de recherches
ultérieures, modifier cette déclaration ? Ne croyez-vous pas
qu’elle est trop catégorique ? Avec votre permission, je vous
demanderais la faveur d’un entretien, car il s’agit d’un sujet que
je sens très vivement, et j’aurais certaines suggestions à vous
faire, que je pourrais seulement présenter dans une conversation
privée. Avec votre consentement, j’espère avoir l’honneur d’être
reçu chez vous à onze heures du matin, après-demain
mercredi.
Avec l’assurance de mon profond respect,
je reste, Monsieur, votre très sincère
Edward D. Malone.
– Comment trouvez-vous cela ? demandai-je
triomphalement.
– Si votre conscience ne vous fait pas de
reproches…
– Dans ces cas-là, jamais !
– Mais qu’est-ce que vous avez l’intention de
faire ?
– Me rendre là-bas. Une fois que je serai chez
lui, je trouverai bien une ouverture. Je peux aller jusqu’à une
confession complète. Si c’est un sportif, ça ne lui déplaira
pas.
– Ah ! vous croyez ça ? Revêtez
alors une cotte de mailles, ou un équipement pour le rugby
américain ! ça vaudra mieux… Eh bien ! mon cher,
bonsoir ! J’aurai mercredi matin la réponse que vous espérez…
s’il daigne vous répondre. C’est un tempérament violent, dangereux,
hargneux, détesté par tous ceux qui ont eu affaire à lui ; la
tête de turc des étudiants, pour autant qu’ils osent prendre une
liberté avec lui. Peut-être aurait-il été préférable pour vous que
vous n’ayez jamais entendu prononcer son nom !
Chapitre 3
Un personnage parfaitement impossible
L’espoir ou la crainte de mon ami ne devaient
pas se réaliser. Quand je passai le voir mercredi, il y avait une
lettre timbrée de West Kensington ; sur l’enveloppe mon nom
était griffonné par une écriture qui ressemblait à un réseau de
fils de fer barbelés. Je l’ouvris pour la lire à haute voix à Tarp
Henry.
Monsieur,
J’ai bien reçu votre billet, par lequel
vous affirmez souscrire à mes vues. Apprenez d’abord qu’elles ne
dépendent pas d’une approbation quelconque, de vous ou de n’importe
qui. Vous avez aventuré le mot « spéculation » pour
qualifier ma déclaration sur le darwinisme, et je voudrais attirer
votre attention sur le fait qu’un tel mot dans une telle affaire
est offensant jusqu’à un certain point. Toutefois, le contexte me
convainc que vous avez péché plutôt par ignorance et manque de tact
que par malice, aussi je ne me formaliserai pas. Vous citez une
phrase isolée de ma conférence, et il apparaît que vous éprouvez de
la difficulté à la comprendre. J’aurais cru que seule une
intelligence au-dessous de la moyenne pouvait avoir du mal à en
saisir le sens ; mais si réellement elle nécessite un
développement, je consentirai à vous recevoir à l’heure indiquée,
bien que je déteste cordialement les visites et les visiteurs de
toute espèce. Quant à votre hypothèse que je pourrais modifier mon
opinion, sachez que je n’ai pas l’habitude de le faire une fois que
j’ai exprimé délibérément des idées mûries. Vous voudrez bien
montrer cette enveloppe à mon domestique Austin quand vous
viendrez, car il a pour mission de me protéger contre ces canailles
indiscrètes qui s’appellent « journalistes ».
Votre dévoué
George Edward Challenger.
Le commentaire qui tomba des lèvres de Tarp
Henry fut bref :
– Il y a un nouveau produit, la cuticura, ou
quelque chose comme ça, qui est plus efficace que l’arnica.
Les journalistes ont vraiment un sens
extraordinaire de l’humour !
Il était près de dix heures et demie quand le
message me fut remis, mais un taxi me fit arriver en temps voulu
pour mon rendez-vous. Il me déposa devant une imposante maison à
portique ; aux fenêtres, de lourds rideaux défendaient le
professeur contre la curiosité publique ; tout l’extérieur
indiquait une opulence certaine.
La porte me fut ouverte par un étrange
personnage au teint basané, sans âge ; il portait une veste
noire de pilote et des guêtres de cuir fauve.
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