La sous-espèce de la race humaine à
laquelle vous appartenez malheureusement s’est toujours maintenue
au-dessous de mon horizon mental. Vos paroles vous ont élevé
soudain au-dessus de lui : alors je vous ai remarqué. C’est
pour cette raison que je vous ai prié de rentrer, afin que je
puisse faire plus ample connaissance avec vous. Veuillez déposer
votre cendre dans le petit cendrier japonais, sur la table de
bambou qui est à votre coude gauche.
Tout ceci, il l’avait proféré sur le ton d’un
professeur s’adressant à sa classe. Il avait fait virer sa chaise
pivotante de façon à me faire face, et il était assis tout gonflé
comme une gigantesque grenouille mugissante. Brusquement, il se
tourna de côté, et tout ce que je vis de lui fut une oreille rouge,
saillante, sous des cheveux hirsutes. Il fouillait parmi la liasse
de papiers qu’il avait sur son bureau. Et bientôt, tenant à la main
ce qui me parut être un album de croquis déchiré, il se replaça en
face de moi.
« Je vais vous parler de l’Amérique du
Sud, commença-t-il. Pas de commentaires s’il vous plaît !
D’abord, je tiens à ce que vous compreniez que rien de ce que je
vous dirai n’est destiné à être communiqué d’une façon ou d’une
autre au public sans mon autorisation expresse. Cette autorisation,
selon toutes les probabilités humaines, je ne vous la donnerai
jamais. Est-ce clair ?
– Difficile ! fis-je. Sûrement, un compte
rendu judicieux…
Il reposa son album sur le bureau.
– Terminé ! fit-il. Je vous souhaite une
bonne journée.
– Non, non ! m’écriai-je. Je me soumets à
toutes vos conditions. Au reste, je n’ai pas le choix !
– Non, c’est à prendre ou à laisser !
– Et bien ! alors, je promets…
– Parole d’honneur ?
– Parole d’honneur !
Il me dévisagea : un scepticisme brillait
dans ses yeux insolents.
– Après tout, qu’est-ce que je sais de votre
honneur ?
– Décidément, monsieur, protestai-je avec une
furieuse véhémence, vous prenez avec moi de grandes libertés !
Je n’ai jamais été pareillement offensé dans toute ma
vie !
Cette sortie parut l’intéresser davantage que
le gêner.
– Tête ronde, marmonna-t-il. Brachycéphale.
L’œil gris. Le cheveu noir. Une tendance au négroïde. Celte, je
présume ?
– Je suis un Irlandais, monsieur.
– Irlandais irlandais ?
– Oui, monsieur.
– Voilà l’explication. Voyons : vous
m’avez promis que vous tiendriez votre langue ? Les
confidences que je vais vous faire seront forcément restreintes.
Mais je me sens disposé à vous donner quelques indications
intéressantes. Premièrement, vous savez sans doute qu’il y a deux
ans j’ai fait un voyage en Amérique du Sud : voyage qui sera
classique dans l’histoire scientifique du monde. Son objet était de
vérifier quelques conclusions de Wallace et de Bâtes, ce qui ne
pouvait être fait qu’en observant les faits qu’ils avaient notés,
dans les mêmes conditions que celles où ils s’étaient trouvés. Je
pensais que si mon expédition n’aboutissait qu’à ce résultat, elle
valait néanmoins la peine d’être tentée : mais un incident
curieux se produisit pendant que je me trouvais là-bas, et
m’orienta vers une enquête tout à fait nouvelle.
« Vous n’ignorez pas – ou probablement, à
votre âge de demi-culture, vous ignorez – que le pays qui environne
certaines parties de l’Amazone n’est encore que très partiellement
exploré : un grand nombre d’affluents, dont quelques-uns n’ont
jamais figuré sur une carte, se jettent dans le fleuve. Mon affaire
consistait à visiter l’arrière-pays peu connu et à examiner sa
faune, afin de rassembler les matériaux de plusieurs chapitres en
vue d’un travail monumental sur la zoologie qui sera la
justification de ma vie. J’allais revenir, après avoir effectué mes
recherches, quand j’eus l’occasion de passer une nuit dans un petit
village indien, à l’endroit où un certain affluent – dont je tais
le nom et la position géographique – se jette dans le fleuve. Les
indigènes étaient des Indiens Cucuma ; c’est une race aimable
mais dégénérée, dont l’efficacité mentale ne dépasse pas celle du
Londonien moyen. J’avais soigné quelques malades de leur tribu en
remontant le fleuve, et ma personnalité les avait considérablement
impressionnés ; je ne fus donc pas surpris le moins du monde
quand je les revis qui attendaient impatiemment mon retour. À leurs
signes, je devinai que l’un d’entre eux avait un besoin urgent de
mes soins médicaux ; je suivis le chef dans une hutte ;
quand j’entrai, je découvris que le malade auprès duquel j’avais
été appelé venait d’expirer. Et je découvris, avec une immense
stupéfaction, que cet homme n’était pas un Indien, mais un Blanc…
En vérité, je devrais dire un homme très blanc, car il avait des
cheveux blond filasse, et il portait quelques-unes des
caractéristiques de l’albinos. Il était vêtu de haillons, son
visage était très émacié, il en avait certainement vu de
dures ! Pour autant que j’eusse compris le récit des
indigènes, ils ne le connaissaient pas du tout ; il était
arrivé seul dans leur village, à travers les grands bois, dans un
état d’extrême fatigue.
« Son sac était posé à côté de sa
paillasse ; j’en inspectai le contenu.
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