Son nom était écrit sur
une étiquette à l’intérieur : Maple White, Lake Avenue,
Detroit, Michigan. C’est un nom devant lequel je tirerai toujours
mon chapeau. Il n’est pas excessif de dire qu’il se situera au même
plan que le mien quand les mérites de toute la terre seront
équitablement répartis.
« D’après ce que contenait le sac, il
était clair que cet homme avait été un artiste et un poète en quête
d’inspiration. Il y avait des vers ; je ne prétends pas être
un bon juge en poésie, mais ils m’apparurent singulièrement
dépourvus de valeur. Il y avait aussi quelques tableaux médiocres
qui représentaient le fleuve, une boîte de peinture, une boîte de
craies de couleur, quelques pinceaux, cet os incurvé que vous voyez
sur mon buvard, un volume de Baxter, Phalènes et
Papillons, un revolver de modèle courant et quelques balles.
Quant à son équipement personnel, il n’en possédait aucun,
peut-être l’avait-il perdu au cours de ses pérégrinations.
L’inventaire des trésors de cet étrange bohémien d’Amérique fut
donc vite fait.
« J’allais me détourner quand j’aperçus
un objet qui dépassait de sa veste déchirée : c’était un album
à dessins, que je trouvai déjà dans le triste état où vous le voyez
aujourd’hui. Cependant, je vous jure qu’un manuscrit de Shakespeare
n’aurait pas été plus respectueusement traité que cette relique,
depuis qu’elle entra en ma possession. Prenez-le, feuilletez-le
page par page afin d’en examiner le contenu.
Il s’offrit un cigare, et se recula dans son
fauteuil pour mieux me fixer de ses deux yeux férocement
critiques ; il attendait l’effet que son document produirait
sur moi.
J’avais ouvert l’album en escomptant une
révélation sensationnelle, sans pouvoir d’ailleurs en imaginer par
avance la nature. Toutefois, la première page me déçut, car elle ne
contenait rien d’autre que le dessin d’un très gros homme en
vareuse, avec pour légende : « Jimmy Colver sur le
paquebot ». Les quelques pages suivantes étaient consacrées à
de petites illustrations des Indiens et de leurs mœurs. Puis vint
le portrait d’un ecclésiastique joyeux et corpulent, assis en face
d’un mince Européen, et au-dessous était écrit au crayon :
« Déjeuner avec Fra Cristofero à Rosario ». Des études de
femmes et d’enfants occupaient d’autres pages, puis j’arrivai à une
longue suite de dessins d’animaux avec des explications dans le
genre de celle-ci : « Lamantin sur banc de sable, Tortues
et leurs œufs, Ajouti noir sous un palmier de Miriti ». Ledit
ajouti ressemblait à un porc. Enfin j’ouvris une double page
remplie de dessins de sauriens fort déplaisants, à la gueule
allongée. Comme je ne parvenais pas à les identifier, je demandai
au professeur :
– Ce sont de vulgaires crocodiles, n’est-ce
pas ?
– Des alligators ! des alligators !
Il n’y a pratiquement pas de véritables crocodiles en Amérique du
Sud. La distinction entre…
– Je voulais dire par là que je ne voyais rien
d’extraordinaire, rien dans ce cahier qui justifiât ce que vous
avez dit sur son contenu précieux.
Il sourit avec une grande sérénité avant de
m’inviter à regarder la page suivante.
Encore une fois, il me fut impossible de
m’enthousiasmer. Il s’agissait sur toute la page d’un paysage
grossièrement colorié : le genre d’ébauche qui sert à un
artiste de guide et de repère pour un travail ultérieur. Un premier
plan vert pâle de végétation touffue, en pente ascendante, et qui
se terminait par une ligne de falaises rouge foncé, avec de
curieuses stries qui leur donnaient l’apparence de formations
basaltiques comme j’en avais vu ailleurs. Elles s’étendaient pour
constituer une muraille continue à l’arrière-plan. Sur un point, il
y avait un piton rocheux pyramidal isolé, couronné par un grand
arbre, et qu’un gouffre semblait séparer de l’escarpement
principal. Sur tout cela la lumière d’un ciel bleu tropical. Une
couche mince de végétation bordait le sommet de l’escarpement
rouge.
Sur la page suivante, s’étalait une autre
reproduction peinte à l’eau du même paysage, mais prise de beaucoup
plus près : les détails se détachaient nettement.
– Alors ? me demanda le professeur.
– C’est indubitablement une curieuse
formation, répondis-je. Mais je ne suis pas suffisamment géologue
pour m’émerveiller.
– Vous émerveiller ! répéta-t-il. Mais
c’est unique. C’est incroyable. Personne sur la terre n’avait
jamais imaginé une telle possibilité. Passez à la page
suivante…
Je tournai la page, et poussai une exclamation
de surprise. Sur toute la hauteur se dressait l’image de l’animal
le plus extraordinaire que j’eusse jamais vu. On aurait dit le rêve
sauvage d’un fumeur d’opium, une vision de délirant… La tête
ressemblait à celle d’un oiseau, le corps à celui d’un lézard
bouffi, la queue traînante était garnie de piquants dressés en
l’air, et le dos voûté était bordé d’une haute frange en dents de
scie analogues à une douzaine de fanons de dindons placés l’un
derrière l’autre. Face à cette créature invraisemblable, se tenait
un ridicule petit bout d’homme, sorte de nain à forme humaine, qui
la regardait.
« Alors, qu’est-ce que vous pensez de
ça ? cria le professeur, qui se frotta vigoureusement les
mains avec un air triomphant.
– C’est monstrueux… grotesque !
– Mais qu’est-ce qui lui a fait dessiner un
animal pareil ?
– L’abus du gin, je pense…
– Oh ! C’est la meilleure explication que
vous puissiez fournir, n’est-ce pas ?
– Ma foi, monsieur, quelle est la
vôtre ?
– De toute évidence, cet animal existe. Il a
été dessiné vivant.
J’aurais éclaté de rire si la perspective d’un
autre soleil dans le corridor ne m’avait pas enjoint de conserver
mon sérieux.
– Sans doute, sans doute ! dis-je sur le
même ton que j’aurais pris pour railler un idiot.
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