Le Mont Analogue
René Daumal
Le Mont
Analogue
roman d'aventures alpines, non euclidiennes
et symboliquement authentiques
VERSION DÉFINITIVE
Gallimard
AVANT-PROPOS
DE L'ÉDITEUR
Le Mont Analogue fut commencé par René
Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux
dans les Alpes et à un moment particulièrement
tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à
trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux
depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait
avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient
achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à
cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera
Milanova, étant israélite. Après trois ans passés
entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de
Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux),
dans des conditions très difficiles sur tous les plans,
Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un
moment de répit et espéra pouvoir finir son
« roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer
la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944.
Quoique inachevé Le Mont Analogue, par sa
composition et sa structure, constitue une « histoire »
dont le déroulement permet – à chaque instant – de
saisir le but, unique, indiqué par Daumal. Le lecteur
pourra aisément imaginer, et même reconstituer, la
suite et la fin de ces « aventures alpines », en se
servant des plans publiés pages 158-159, des différents textes pages 161-176 et plus particulièrement
des quelques lignes de la page 168 qui résument et
rendent parfaitement transparente cette « histoire ».
LE MONT ANALOGUE
roman d'aventures alpines, non euclidiennes
et symboliquement authentiques
CHAPITRE PREMIER,
QUI EST LE CHAPITRE
DE LA RENCONTRE
Du nouveau dans la vie de l'auteur. – Les montagnes
symboliques. – Un lecteur sérieux. – Alpinisme passage des
Patriarches. – Le Père Sogol. – Un parc d'intérieur, et un
cerveau extérieur. – L'art de faire connaissance. – L'homme qui
caressait les pensées à rebrousse-poil. – Confidences. – Un
monastère satanique. – Comment le diable de service induisit en
tentation un ingénieux moine. – L'industrieuse Physique. – La
maladie du Père Sogol. – Une histoire de mouches. – La peur
de la mort. – A cœur furieux, raison d'acier. – Un projet fou,
ramené à un simple problème de triangulation. – Une loi
psychologique.
Le commencement de tout ce que je vais
raconter, ce fut une écriture inconnue sur une
enveloppe. Il y avait dans ces traits de plume
qui traçaient mon nom et l'adresse de la Revue
des Fossiles, à laquelle je collaborais et d'où
l'on m'avait fait suivre la lettre, un mélange
tournant de violence et de douceur. Derrière
les questions que je me formulais sur l'expéditeur et le contenu possibles du message, un
vague mais puissant pressentiment m'évoquait l'image du « pavé dans la mare aux
grenouilles ». Et du fond l'aveu montait
comme une bulle que ma vie était devenue
bien stagnante, ces derniers temps. Aussi,
quand j'ouvris la lettre, je n'aurais su distinguer si elle me faisait l'effet d'une vivifiante
bouffée d'air frais ou d'un désagréable courant d'air.
La même écriture, rapide et bien liée, disait
tout d'un trait :
« Monsieur, j'ai lu votre article sur le Mont
Analogue. Je m'étais cru le seul, jusqu'ici, à
être convaincu de son existence. Aujourd'hui,
nous sommes deux, demain nous serons dix,
plus peut-être, et on pourra tenter l'expédition. Il faut que nous prenions contact le plus
vite possible. Téléphonez-moi dès que vous
pourrez à un des numéros ci-dessous. Je vous
attends.
Pierre SOGOL, 37, passage des
Patriarches, Paris. »
(Suivaient cinq ou six numéros de téléphone auxquels je pouvais l'appeler à différentes heures de la journée.)
J'avais déjà presque oublié l'article auquel
mon correspondant faisait allusion, et qui
avait paru, près de trois mois auparavant,
dans le numéro de mai de la Revue des Fossiles.
Flatté par cette marque d'intérêt d'un
lecteur inconnu, j'éprouvais en même temps
un certain malaise à voir prendre tellement
au sérieux, presque au tragique, une fantaisie
littéraire qui, sur le moment, m'avait assez
exalté, mais qui, maintenant, était un souvenir déjà lointain et refroidi.
Je relus cet article. C'était une étude assez
rapide sur la signification symbolique de la
montagne dans les anciennes mythologies.
Les différentes branches de la symbolique
formaient depuis longtemps mon étude favorite – je croyais naïvement y comprendre
quelque chose – et, par ailleurs, j'aimais la
montagne en alpiniste, passionnément. La
rencontre de ces deux sortes d'intérêt, si
différentes, sur le même objet, la montagne,
avait coloré de lyrisme certains passages de
mon article. (De telles conjonctions, si incongrues qu'elles puissent paraître, sont pour
beaucoup dans la genèse de ce que l'on
appelle vulgairement poésie ; je livre cette
remarque, à titre de suggestion, aux critiques
et aux esthéticiens qui s'efforcent d'éclairer
les dessous de cette mystérieuse sorte de
langage.)
Dans la tradition fabuleuse, avais-je écrit
en substance, la Montagne est le lien entre la
Terre et le Ciel. Son sommet unique touche
au monde de l'éternité, et sa base se ramifie
en contreforts multiples dans le monde des
mortels. Elle est la voie par laquelle l'homme
peut s'élever à la divinité, et la divinité se
révéler à l'homme. Les patriarches et prophètes de l'Ancien Testament voient le Seigneur
face à face sur des lieux élevés. C'est le Sinaï
et c'est le Nebo de Moïse, et ce sont, dans le
Nouveau Testament, le Mont des Oliviers et
le Golgotha. J'allais jusqu'à retrouver ce
vieux symbole de la montagne dans les savantes constructions pyramidales d'Egypte et de
Chaldée. Passant chez les Aryens, je rappelais ces obscures légendes des Védas, où le
soma, la « liqueur » qui est la « semence
d'immortalité », est dit résider, sous sa forme
lumineuse et subtile, « dans la montagne ».
Dans l'Inde, Himalaya est le séjour de Çiva,
de son épouse « la Fille de la Montagne », et
des « Mères » des mondes – de même qu'en
Grèce le roi des dieux tenait sa cour sur
l'Olympe. Dans la mythologie grecque, justement, je trouvais le symbole complété par
l'histoire de la révolte des enfants de la Terre
qui, avec leurs natures terrestres et des
moyens terrestres, essayèrent d'escalader
l'Olympe et de pénétrer dans le Ciel avec
leurs pieds glaiseux ; n'était-ce pas d'ailleurs
la même entreprise que poursuivaient les
constructeurs de la tour de Babel, qui, sans
renoncer à leurs ambitions multiples et personnelles, prétendaient atteindre au royaume
de l'Unique impersonnel ? En Chine, il était
question des « Montagnes des Bienheureux », et les anciens sages instruisaient leurs
disciples sur le bord des précipices...
Après avoir ainsi fait le tour des mythologies les plus connues, je passais à des considérations générales sur les symboles, que je
rangeais en deux classes : ceux qui sont
soumis à des règles de « proportion » seulement, et ceux qui sont soumis, en plus, à des
règles d'« échelle ». Cette distinction a souvent été faite. Je la rappelle pourtant : la
« proportion » concerne les rapports entre les
dimensions du monument, l'« échelle » les
rapports entre ces dimensions et celles du
corps humain. Un triangle équilatéral, symbole de la Trinité, a exactement la même
valeur quelle que soit sa dimension ; il n'a pas
d'« échelle ». Par contre, prenez une cathédrale, et faites-en une réduction exacte de
quelques décimètres de haut ; cet objet transmettra toujours, par sa figure et ses proportions, le sens intellectuel du monument,
même s'il faut en examiner à la loupe certains
détails ; mais il ne produira plus du tout la
même émotion, ne provoquera plus les
mêmes attitudes ; il ne sera plus « à
l'échelle ».
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