Et ce qui définit l'échelle de la montagne symbolique par excellence – celle que je proposais de nommer le Mont Analogue –, c'est son inaccessibilité par les moyens humains ordinaires. Or, les Sinaï, Nebo et même Olympe sont devenus depuis longtemps ce que les alpinistes appellent des « montagnes à vaches » ; et même les plus hautes cimes de l'Himalaya ne sont plus regardées aujourd'hui comme inaccessibles. Tous ces sommets ont donc perdu leur puissance analogique. Le symbole a dû se réfugier en des montagnes tout à fait mythiques, telles que le Mérou des Hindous. Mais le Mérou – pour prendre cet unique exemple –, s'il n'est plus situé géographiquement, ne peut plus conserver son sens émouvant de voie unissant la Terre au Ciel ; il peut encore signifier le centre ou l'axe de notre système planétaire, mais non plus le moyen pour l'homme d'y accéder.

« Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l'invisible doit être visible. »

Voilà ce que j'avais écrit. Il ressortait en effet de mon article, pris à la lettre, que je croyais à l'existence, quelque part sur la surface du globe, d'une montagne beaucoup plus haute que le mont Everest, ce qui était, du point de vue d'une personne dite sensée, une absurdité. Et voici que quelqu'un me prend au mot ! Et me parle de « tenter l'expédition » ! Un fou ? Un farceur ?... Mais moi ! me dis-je tout à coup, moi qui ai écrit cet article, est-ce que mes lecteurs n'auraient pas le droit de me poser la même question ? Allons, suis-je un fou, ou un farceur ? Ou tout bonnement un littérateur ? – Eh bien, je peux l'avouer maintenant, tout en me posant ces questions peu agréables, je sentais qu'au fond de moi, malgré tout, quelque chose croyait fermement à la réalité matérielle du Mont Analogue.

 

Le lendemain, dans la matinée, j'appelai un des numéros de téléphone indiqués dans la lettre, à l'heure correspondante. Une voix féminine et mécanique m'attaqua aussitôt, m'avertissant que c'étaient « ici les Laboratoires Eurhyne » et me demandant à qui je voulais parler. Après quelques cliquetis, une voix d'homme vint à ma rencontre :

– Ah ! c'est vous ? Vous avez de la chance que le téléphone ne transmette pas les odeurs ! Seriez-vous libre dimanche ?... Alors venez chez moi vers onze heures ; nous ferons une petite promenade dans mon parc avant de déjeuner... Quoi ? Oui, bien sûr, passage des Patriarches, et alors ?... Ah ! le parc ? C'est mon laboratoire ; j'ai pensé que vous étiez alpiniste... Oui ? alors ! entendu, n'est-ce pas ?... A dimanche !

Donc, ce n'est pas un fou. Un fou n'aurait pas une position importante dans une fabrique de parfums. Alors, un farceur ? Cette voix chaude et résolue n'était pas celle d'un farceur.

Nous étions un jeudi. Trois jours d'attente, pendant lesquels mon entourage me trouva bien distrait.

 

Ce dimanche matin, bousculant des tomates, glissant sur des peaux de bananes, frôlant des commères en sueur, je me fis un chemin jusqu'au passage des Patriarches. Je passai sous un porche, interrogeai l'âme des corridors, et me dirigeai vers une porte au fond de la cour. Avant de m'y introduire, je remarquai, le long d'une muraille décrépite et renflée à mi-hauteur, une corde double qui pendait d'une petite fenêtre du cinquième étage. Une culotte de velours – pour autant que je pouvais percevoir de tels détails à cette distance – sortit par la fenêtre ; elle plongeait dans des bas qui s'engageaient dans des chaussures souples. Le personnage qui se terminait ainsi par en bas, en se tenant d'une main à l'appui de la fenêtre, fit passer les deux brins de la corde entre ses jambes, puis autour de sa cuisse droite, puis obliquement sur sa poitrine jusqu'à l'épaule gauche, puis derrière le col relevé de sa courte veste, et enfin devant lui par-dessus l'épaule droite, tout cela en un tour de main ; il saisit les brins pendants de la main droite et les brins supérieurs de la main gauche, repoussa le mur du bout des pieds et, le torse droit, les jambes écartées, il descendit à la vitesse d'un mètre cinquante à la seconde, dans ce style qui fait si bien sur les photographies. Il avait à peine touché terre qu'une seconde silhouette s'engageait sur la même voie ; mais ce nouveau personnage, arrivé à l'endroit où le vieux mur se bombait, reçut sur la tête quelque chose comme une vieille pomme de terre, qui alla se meurtrir sur le pavé, tandis qu'une voix d'en haut claironnait : « Pour vous habituer aux chutes de pierres ! » ; il arriva pourtant en bas sans être trop déconcerté, mais ne termina pas son « rappel de corde » par le geste qui justifie cette appellation, et qui consiste à tirer sur un des brins pour ramener le câble. Les deux hommes s'éloignèrent et franchirent le porche sous les yeux de la concierge qui les regarda passer d'un air dégoûté. Je poursuivis mon chemin, montai quatre étages d'un escalier de service et trouvai ces indications placardées près d'une fenêtre :

« Pierre SOGOL, professeur d'alpinisme. Leçons les jeudi et dimanche de 7 h à 11 h. Moyen d'accès : sortir par la fenêtre, prendre une vire à gauche, escalader une cheminée, se rétablir sur une corniche, monter une pente de schistes désagrégés, suivre l'arête du nord au sud en contournant plusieurs gendarmes et entrer par la lucarne du versant est. »

Je me pliai volontiers à ces fantaisies, bien que l'escalier continuât jusqu'au cinquième. La « vire » était un étroit rebord de la muraille, la « cheminée » un obscur enfoncement qui n'attendait que d'être fermé par la construction d'un immeuble contigu pour prendre le nom de « cour », la « pente de schiste » un vieux toit d'ardoise et les « gendarmes » des cheminées mitrées et casquées. Je m'introduisis par la lucarne et me trouvai devant l'homme. Plutôt grand, maigre et vigoureux, une forte moustache noire, des cheveux un peu crépus, il avait la tranquillité de la panthère en cage qui attend son heure ; il me regardait par de calmes yeux sombres et me tendait la main.

– Vous voyez ce que je dois faire pour gagner ma croûte, me dit-il. J'aurais voulu vous recevoir mieux...

– Je croyais que vous travailliez dans la parfumerie, interrompis-je.

– Pas seulement. J'ai aussi à faire dans une fabrique d'appareils ménagers, une maison d'articles de camping, un laboratoire de produits insecticides et une entreprise de photogravure. Je m'engage partout à réaliser les inventions jugées impossibles. Jusqu'ici, cela a réussi, mais comme on sait que je ne puis rien faire d'autre, dans la vie, que d'inventer des absurdités, on ne me paie pas gros.