Alors, je donne des leçons d'escalade à
des fils de famille fatigués du bridge et des
croisières. Mettez-vous donc à votre aise et
faites connaissance avec ma mansarde.
C'était en fait plusieurs mansardes dont on
avait abattu les cloisons et qui formaient un
long atelier bas de plafond mais éclairé et
aéré à une extrémité par une vaste verrière.
Sous la verrière se tassait le matériel ordinaire d'un cabinet de sciences physico-chimiques, et tout autour tournait en rond un
chemin de pierrailles imitant le plus mauvais
muletier, bordé d'arbrisseaux et de buissons
en pots ou en caisses, plantes grasses, petits
conifères, palmiers nains, rhododendrons. Le
long du sentier, collées aux vitres ou accrochées aux arbustes, ou pendant du plafond,
de sorte que l'espace libre était utilisé au
maximum, s'offraient à la vue des centaines
de petites pancartes. Chacune portait un
dessin, une photographie ou une inscription,
et leur ensemble constituait une véritable
encyclopédie de ce que nous appelons les
« connaissances humaines ». Un schéma
d'une cellule végétale, – le tableau des corps
simples de Mendeleïev, – les clefs de l'écriture chinoise, – une coupe du cœur humain,
– les formules de transformation de Lorentz,
– chaque planète avec ses caractéristiques,
– la série des chevaux fossiles, – des
hiéroglyphes maya, – des statistiques économiques et démographiques, – des phrases
musicales, – les représentants des grandes
familles végétales et animales, – les types de
cristaux, – le plan de la Grande pyramide,
– des encéphalogrammes, – des formules
logistiques, – des tableaux de tous les sons
employés dans toutes les langues, – des
cartes géographiques, – des généalogies ;
enfin, tout ce qui devrait meubler le cerveau
d'un Mirandole du XXe siècle.
Par-ci, par-là, des bocaux, des aquariums,
des cages contenaient des faunes extravagantes. Mais mon hôte ne me laissa pas m'attarder à regarder ses holothuries, ses calmars,
ses argyronètes, ses termites, ses fourmilions,
ses axolotls... ; il m'entraîna sur le sentier, où
nous pouvions tout juste tenir tous les deux
de front, et m'invita à me mettre en marche
autour du laboratoire. Grâce à un petit
courant d'air et aux odeurs des conifères
nains, on pouvait avoir l'impression de gravir
les lacets d'un chemin de montagne interminable.
– Vous comprenez, me dit Pierre Sogol,
nous avons à décider de choses si graves, dont
les conséquences peuvent avoir tant de répercussions dans tous les recoins de nos vies, à
vous et à moi, que nous ne pouvons pas tirer
comme cela de but en blanc, sans avoir un
peu fait connaissance. Marcher ensemble,
parler, manger, se taire ensemble, voilà ce
que nous pouvons faire aujourd'hui. Plus
tard, je crois que nous aurons des occasions
d'agir ensemble, de souffrir ensemble – et il
faut bien tout cela pour « faire connaissance », comme on dit.
Tout naturellement, nous parlâmes de la
montagne. Il avait couru tous les plus hauts
massifs connus de notre planète, et je sentais
que, chacun à un bout d'une bonne corde,
nous aurions pu, ce jour même, nous lancer
dans les plus folles aventures alpines. Puis la
conversation fit des sauts, des glissades, des
volte-face, et je compris l'usage qu'il faisait de
tous ces bouts de carton qui étalaient devant
nous le savoir de notre siècle. Ces figures et
inscriptions, nous en avons tous une collection plus ou moins étendue dans notre tête ; et
nous avons l'illusion que nous « pensons » les
plus hautes pensées scientifiques et philosophiques, quand quelques-unes de ces fiches se
sont groupées d'une façon ni trop coutumière
ni trop nouvelle, par hasard – c'est-à-dire
par l'effet des courants d'air, ou simplement
du fait du mouvement incessant qui les agite,
comme le mouvement brownien agite les
particules en suspension dans un liquide. Ici,
tout ce matériel était visiblement hors de
nous ; nous ne pouvions nous confondre avec
lui. Comme une guirlande à des clous, nous
suspendions notre conversation à ces petites
images, et chacun voyait les mécanismes de la
pensée de l'autre et de la sienne propre avec
une égale clarté.
Il y avait dans la manière de penser de cet
homme, comme dans toutes ses apparences,
un singulier mélange de vigoureuse maturité
et de fraîcheur enfantine. Mais surtout, de
même que je sentais, à côté de moi, ses
jambes nerveuses et infatigables, je ressentais
sa pensée comme une force aussi sensible que
la chaleur, la lumière ou le vent. Cette force,
c'était une faculté exceptionnelle de voir les
idées comme des faits extérieurs, et d'établir
des liens nouveaux entre des idées d'apparences tout à fait disparates. Je l'entendais – je
le voyais même, oserais-je dire, – traiter de
l'histoire humaine comme d'un problème de
géométrie descriptive, puis, la minute suivante, parler des propriétés des nombres
comme s'il se fût agi d'espèces zoologiques ; la
fusion et la scission des cellules vivantes
devenait un cas particulier de raisonnement
logique, et le langage prenait ses lois dans la
mécanique céleste.
Je lui donnais péniblement la réplique, et
bientôt j'étais pris de vertige. Il s'en apercevait et se mettait alors à me parler de sa vie
passée.
– Encore jeune, dit-il, j'avais connu à peu
près tous les plaisirs et tous les désagréments,
tous les bonheurs et toutes les souffrances qui
peuvent échoir à l'homme en tant qu'animal
social. Inutile de vous donner des détails : le
répertoire des événements possibles, dans les
destinées humaines, est assez limité, et ce
sont toujours à peu près les mêmes histoires.
Je vous dirai seulement que je me trouvai un
jour seul, tout seul, avec la certitude que
j'avais fini un cycle d'existence. J'avais beaucoup voyagé, étudié les sciences les plus
hétéroclites, appris une dizaine de métiers.
La vie me traitait un peu comme un organisme traite un corps étranger : elle cherchait
visiblement ou à m'enkyster ou à m'expulser,
et moi-même j'avais soif d'« autre-chose ».
Je crus trouver cet « autre-chose » dans la
religion. J'entrai dans un monastère. Un
curieux monastère. Quel, où, peu importe ;
sachez pourtant qu'il appartenait à un ordre
pour le moins hérétique.
» Il y avait, en particulier, une coutume
très curieuse dans la règle de l'ordre. Chaque
matin, notre Supérieur nous remettait à chacun – nous étions une trentaine – un papier
plié en quatre. Un de ces papiers portait
l'inscription : TU HODIE, et le Supérieur seul
savait à qui il était échu. Certains jours,
d'ailleurs, je crois bien que tous les papiers
étaient blancs, mais, comme on n'en savait
rien, le résultat – vous allez voir – était le
même. « C'est toi aujourd'hui » – cela voulait dire que le frère ainsi désigné, à l'insu de
tous les autres, jouerait pendant toute cette
journée le rôle du « Tentateur ». J'ai assisté,
parmi certaines peuplades africaines et
autres, à des cultes assez horribles, des sacrifices humains, des rites anthropophagiques.
Mais je n'ai jamais rencontré, dans aucune
secte religieuse ou magique, de coutume aussi
cruelle que cette institution du tentateur
quotidien. Voyez-vous trente hommes, vivant
d'une vie commune, déjà détraqués par la
perpétuelle terreur du péché, se regardant les
uns les autres avec la pensée obsédante que
l'un d'eux, sans qu'ils sachent lequel, est
spécialement chargé de mettre à l'épreuve
leur foi, leur humilité, leur charité ? Il y avait
là comme une caricature diabolique d'une
grande idée – de cette idée qu'en mon
semblable comme en moi-même il y a une
personne à haïr et une personne à aimer.
» Car une chose me prouve le caractère
satanique de cette coutume : c'est que personne, parmi les religieux, n'avait jamais
refusé de tenir le rôle de « Tentateur ».
Aucun, lorsque le tu hodie lui était remis,
n'avait le moindre doute qu'il ne fût et
capable et digne de jouer ce personnage. Le
tentateur était lui-même victime d'une monstrueuse tentation.
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