Quant à son frère Jean, c’était, naturellement, un brave garçon ; mais si, vous-mêmes, vous n’aviez pas d’autre attache que lui pour vous retenir à votre foyer, j’imagine que vous ne tarderiez pas à caresser le projet d’un voyage à l’étranger. Il est vrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que la présence de ses deux neveux, pour le retenir à Bloomsbury ; et cette attache n’était point, comme l’on pourrait penser, la société de Julia Hazeltine (encore que le vieillard aimât assez sa pupille), mais bien l’énorme collection de carnets de notes où il avait concentré sa vie tout entière. Que Joseph Finsbury se soit résigné à se séparer de cette collection, c’est là une circonstance qui, en vérité, ne fait que peu d’honneur aux vertus familiales de ses deux neveux.
Oui, la tentation de la fuite était déjà vieille de plusieurs mois, dans l’âme de l’oncle ; et lorsque celui-ci se trouva tout à coup tenir en mains un chèque de 800 livres, à lui payable, la tentation se changea aussitôt en une résolution formelle. Il garda le chèque, qui, pour un homme d’habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse ; et il se promit de disparaître dans la foule dès l’arrivée à Londres, ou bien, s’il n’y parvenait pas, de se glisser hors de la maison au cours de la soirée, et de fondre comme un rêve dans les millions des habitants de la capitale. Tel était son projet : la coïncidence particulière de la volonté de Dieu et d’une erreur d’aiguillage fit qu’il n’eut pas même à attendre aussi longtemps pour le réaliser.
Il fut un des premiers à revenir à lui et à se retrouver sur pied, après la catastrophe de Browndean ; et il n’eut pas plutôt découvert l’état de prostration de ses deux neveux que, comprenant sa chance, il détala aussi vite qu’il put. Un homme de soixante-dix ans passés, qui vient d’être victime d’un accident de chemin de fer, et qui a encore le malheur d’être encombré de l’uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne saurait exiger d’un tel homme une course bien fournie ; mais le bois était à deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moins temporaire. Vers cet abri, le vieillard se réfugia avec une célérité étonnante ; et puis, se sentant quelque peu moulu, après la secousse, il s’étendit par terre, au milieu d’un fourré, et ne tarda pas à s’endormir très profondément.
Les voies du destin offrent souvent un spectacle des plus divertissants à l’observateur désintéressé. Je ne puis, je l’avoue, m’empêcher de sourire en songeant que, pendant que Maurice et Jean s’ensanglantaient les mains pour cacher dans le sable le corps d’un homme qui ne leur était rien, leur oncle dormait d’un bon sommeil reconstituant à quelques cents pas d’eux.
Il fut réveillé par l’agréable son d’une trompe, venant de la grand-route voisine, où un mail-coach promenait un groupe de touristes attardés. Le son égaya le vieux cœur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le marché, si bien qu’il ne tarda pas, lui-même, à se trouver sur la grand-route, regardant à droite et à gauche, sous sa visière, et se demandant ce qu’il devait faire de lui. Bientôt un bruit de roues s’éleva dans le lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage, chargé de colis, conduit par un cocher d’apparence bienveillante, et portant imprimée sur ses deux côtés la légende : J. Chandler, camionneur. Fût-ce un vague (et bien imprévu) instinct poétique qui suggéra à l’oncle Joseph l’idée de poursuivre son évasion dans le chariot de M. Chandler ? Je croirais plutôt à des considérations d’ordre plus foncièrement pratique. Le voyage se ferait à bon marché ; peut-être même, avec un peu d’adresse, Joseph pourrait-il obtenir de voyager gratuitement. Restait bien la perspective de prendre froid sur le siège ; mais, après des années de mitaines et de flanelle hygiénique, le cœur de Joseph aspirait avidement au risque d’un rhume de cerveau.
Et peut-être M. Chandler fut-il d’abord un peu surpris de trouver, à un endroit aussi solitaire de la grand-route, un gentleman aussi vieux, aussi étrangement vêtu, et qui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir sur le siège de sa voiture. Mais le camionneur était, en effet, un brave homme, toujours heureux de rendre service ; de telle sorte qu’il recueillit volontiers l’étranger. Et puis, comme il tenait la discrétion pour la règle essentielle de la politesse, il se défendit de lui faire aucune question. Le silence, d’ailleurs, ne déplaisait pas à M. Chandler ; mais à peine la voiture avait-elle commencé à se remettre en mouvement que le digne camionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d’une conférence.
– Le mélange de caisses et de paquets que contient votre voiture, dit aussitôt l’étranger, ainsi que la vue de la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturer que vous occupez l’emploi de camionneur, dans ce grand système de transports publics qui, avec toutes ses lacunes, n’en est pas moins l’orgueil de notre pays !
– Oui, monsieur ! répondit vaguement M. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu’il devait répondre. Mais l’institution des colis postaux nous a déjà fait bien du tort, dans notre partie !
– Je suis un homme libre de préjugés, poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j’ai fait de nombreux voyages. Rien n’était trop petit pour ma curiosité. En mer, j’ai étudié les différentes façons de nouer les câbles, et me suis mis au courant de tous les termes techniques. À Naples, j’ai appris l’art de préparer le macaroni ; à Cannes, je me suis instruit des principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je ne suis allé entendre un opéra sans avoir d’abord acheté le livret, et même sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en les jouant d’un seul doigt sur un piano.
– Vous devez avoir vu bien des choses, monsieur ! déclara le camionneur en fouettant sa bête.
– Savez-vous combien de fois le mot fouet revient dans l’Ancien Testament ? reprit le vieux gentleman. Il revient cent et (si ma mémoire ne me trompe pas) quarante-sept fois !
– Vraiment, monsieur ! dit M. Chandler. Voilà ce que je n’aurais jamais cru !
– La Bible contient trois millions cinq cent un mille deux cent quarante-neuf lettres.
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