Quant aux versets je crois qu’il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoup d’éditions de la Bible ; Wiclif a été le premier à l’introduire en Angleterre, vers l’an mille trois cents. La Paragraph Bible, comme on l’appelle, est une des éditions les plus connues, et doit son nom à ce qu’elle est divisée en paragraphes.

Le camionneur se borna à répondre, sèchement, que « c’était bien possible », et appliqua son attention à la tâche plus familière d’éviter une charrette de foin qui venait en sens inverse, tâche assez malaisée, d’ailleurs, car la route était étroite, avec des fossés sur les deux côtés.

– Je vois, commença M. Finsbury, lorsque la charrette fut heureusement dépassée, que vous tenez vos rênes d’une seule main. Vous devriez les tenir des deux mains !

– Ah ! par exemple, j’aime bien ça ! s’écria dédaigneusement le camionneur. Et pourquoi donc ?

– Ce que je vous dis est un fait scientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la théorie du levier, qui est une des branches de la mécanique. Il existe, sur ce domaine de la science, de très intéressants petits ouvrages à douze sous, que j’estime qu’un homme de votre condition aurait profit à lire. Je crains que vous n’ayez guère pratiqué le grand art de l’observation ! Voici près d’une demi-heure que nous sommes ensemble, et vous n’avez pas encore émis un seul fait ! C’est là un bien grave défaut, mon cher ami ! Par exemple, je ne sais pas si vous avez observé que, tout à l’heure, en passant près de cette charrette à foin, vous avez pris à gauche ?

– Mais, naturellement, je l’ai observé ! s’écria M. Chandler, qui devenait d’humeur belligérante. Le charretier m’aurait fait dresser procès-verbal, si je n’avais pas pris à gauche !

– Eh bien ! en France, poursuivit le vieillard, en France, et aussi, je crois, aux États-Unis, – en Amérique, – vous auriez pris à droite !

– Je vous assure bien que non ! déclara M. Chandler avec indignation. J’aurais pris à gauche !

– Je note, – poursuivit M Finsbury, dédaignant de répondre, – que vous raccommodez vos harnais avec du gros fil. J’ai toujours protesté contre la négligence et la routine des classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j’ai prononcée, un jour, devant un public éclairé...

– Ce n’est pas du gros fil, interrompit hargneusement le camionneur : c’est de la ficelle !

– J’ai toujours soutenu, reprit le vieillard, que, dans leur vie privée et domestique, aussi bien que dans la pratique de leurs professions, les classes inférieures de ce pays sont imprévoyantes, routinières et inintelligentes. C’est ainsi, pour m’en tenir à un exemple...

– Que diable est-ce que vous entendez par vos « classes inférieures » ? cria M. Chandler. C’est vous-mêmes qui êtes une classe inférieure. Si j’avais pu penser que vous étiez un pareil aristo, je ne vous aurais pas laissé monter dans ma voiture !

Ces paroles furent prononcées avec une intention désagréable la moins déguisée du monde : évidemment les deux hommes n’étaient pas faits pour s’entendre. À prolonger la conversation, il n’y fallait pas penser, même pour un homme aussi loquace que l’était M. Finsbury. Le vieillard se borna à renfoncer sur ses yeux la visière de sa casquette, d’un geste résigné ; après quoi, ayant tiré de sa poche un carnet de notes et un crayon bleu, il ne tarda pas à se plonger dans une statistique.

Le camionneur, de son côté, se remit à siffler avec énergie. Que si, de temps à autre, il jetait un coup d’œil sur son compagnon, c’était avec un mélange de triomphe et de crainte ; de triomphe, parce qu’il avait réussi à arrêter cette averse de paroles ; de crainte, car il se demandait si, tout à coup, l’averse en question n’allait pas recommencer. Il n’y eut pas jusqu’à une véritable averse, un grain qui s’abattit brusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n’y eut pas jusqu’à cet accident qu’ils n’endurassent en silence. Et c’est encore en silence qu’ils firent leur entrée dans la ville de Southampton.

La nuit était venue, les vitrines des boutiques brillaient dans les rues de la vieille ville ; dans les maisons particulières, des lampes éclairaient le repas du soir ; et M. Finsbury commença à songer avec complaisance qu’il allait pouvoir s’installer dans une chambre où le voisinage de ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classa soigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pour s’éclaircir la gorge et lança un regard hésitant sur M. Chandler.

– Seriez-vous assez aimable, hasarda-t-il, pour m’indiquer une hôtellerie ?

M. Chandler réfléchit un moment.

– Eh bien ! dit-il, je me demande si les Armes de Tregonwell ne feraient pas l’affaire ?

– Les Armes de Tregonwell feront parfaitement mon affaire, répondit le vieillard, si c’est une maison propre, et peu coûteuse, et si les gens y sont polis !

– Oh ! ce n’était pas à vous que je pensais ! repartit ingénument M. Chandler.