Un raseur absolument effroyable ! Je ne dis pas que, sur une île déserte, on ne finirait pas par s’accommoder de sa société ; mais pour un voyage en chemin de fer, non, il n’y a pas à y penser ! Je voudrais que vous l’entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui a inventé les tontines ! Une fois lâché là-dessus, il n’en finit plus.

– Mais, au fait ! dit Wickham, vous êtes intéressé, vous aussi, dans cette histoire de la tontine Finsbury, dont les journaux ont parlé ! Je n’avais pas encore songé à cela !

– Hé ! reprit l’autre, savez-vous que cette vieille bête qui dort là, à côté de nous, vaut pour moi cinquante mille livres ? Ou, du moins, ce serait sa mort qui me les vaudrait ! Et il était là, endormi, sans personne que vous pour nous voir ! Mais je l’ai épargné, parce que je commence décidément à devenir un vrai conservateur !

Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de se trouver dans un fourgon à bagages, sautillait çà et là, comme un aristocratique papillon.

– Tiens ! s’écria-t-il, voici quelque chose pour vous ! M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury, Londres. Ce M., c’est évidemment Michel, pas de doute possible ! Et ainsi, vous avez deux domiciles à Londres, vieux coquin ?

– Oh ! le colis sera sans doute pour Maurice ! répondit Michel, de l’autre extrémité du fourgon, où il s’était commodément étendu sur des sacs. – C’est un cousin à moi, et que je ne déteste pas, car il a affreusement peur de moi. C’est lui qui habite Bloomsbury ; et je sais qu’il y fait une collection d’une espèce particulière, – des œufs d’oiseaux, ou des boutons de guêtres, enfin quelque chose de tout à fait idiot, que j’ai oublié !

Mais M. Wickham ne l’écoutait plus. Une idée magnifique lui était venue en tête.

– Par Saint-Georges, se disait-il, voici une bonne farce à faire ! Si seulement, avec le marteau et les tenailles que j’aperçois là-bas, je pouvais changer quelques étiquettes, et expédier ces colis l’un à la place de l’autre !

En cet instant, le gardien du fourgon, ayant entendu la voix de Michel Finsbury, ouvrit la porte de sa petite cabine.

– Vous feriez mieux d’entrer ici, messieurs ! dit-il aux deux voyageurs, lorsque ceux-ci lui eurent expliqué le motif de leur intrusion.

– Venez-vous, Wickham ? demanda Michel.

– Non, merci ! je m’amuse follement, à voyager dans un fourgon ! répondit le jeune homme.

Et ainsi, Michel étant entré dans la cabine avec le gardien, et la porte de communication ayant été refermée, M. Wickham resta seul parmi les bagages, libre de s’amuser à sa fantaisie.

– Nous arrivons à Bishopstoke, monsieur ! dit le gardien à Michel quand, un quart d’heure plus tard, le train siffla et commença à ralentir sa marche. – On va s’arrêter trois minutes. Vous n’aurez pas de peine à trouver de la place dans un compartiment !

M. Wickham, – que nous avons laissé s’apprêtant à jouer aux propos interrompus avec les étiquettes des colis, – était un jeune gentleman fort riche, d’apparence agréable, et doué de l’esprit le plus inoccupé. Peu de mois auparavant, à Paris, il s’était exposé à subir toute une série de chantages de la part du neveu d’un hospodar valaque résidant (pour des motifs politiques, naturellement) dans la joyeuse capitale française. Un ami commun, à qui il avait confié sa détresse, lui avait recommandé de s’adresser à Michel Finsbury, et, en effet, l’avoué, dès qu’il avait été mis au courant des faits, avait immédiatement assumé l’offensive, avait foncé sur le flanc des forces valaques, et, dans l’espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindre celles-ci à repasser le Danube. Ce n’est point affaire à nous de les suivre dans cette retraite, effectuée sous la paternelle présidence de la police. Bornons-nous à ajouter que, ainsi délivré de ce qu’il se plaisait à appeler « l’atrocité bulgare », M. Wickham était revenu à Londres avec les sentiments les plus embarrassants de gratitude et d’admiration pour son avoué. Sentiments qui n’étaient guère payés de retour, car Michel éprouvait même une certaine honte de l’amitié de son nouveau client, et ce n’était qu’après de nombreux refus qu’il s’était enfin résigné à aller passer une journée à Wickham Manor, dans le domaine familial de son jeune client. Mais il avait dû enfin s’y résigner, et son hôte, à présent, le reconduisait jusqu’à Londres.

Un penseur judicieux (probablement Aristote) a noté que la Providence ne dédaignait pas d’employer à ses fins les instruments même les plus humbles : le fait est que le sceptique le plus endurci sera désormais forcé de reconnaître que Wickham et l’hospodar valaque étaient bien des instruments providentiels, élus et préparés de toute éternité.

Désireux de se montrer à ses propres yeux un personnage plein d’esprit et de ressources, le jeune gentleman (qui exerçait, en outre, les fonctions de magistrat dans son comté natal) n’avait pas été plus tôt seul dans le fourgon qu’il s’était abattu sur les étiquettes des colis, avec tout le zèle d’un réformateur. Et lorsque, à la station de Bishopstoke, il sortit du fourgon aux bagages pour aller s’installer avec Michel Finsbury dans un coupé de première classe, son visage rayonnait à la fois de fatigue et d’orgueil.

– Je viens de faire une farce admirable ! ne put-il s’empêcher de dire à son avoué.

Puis, saisi tout à coup d’un scrupule :

– Dites donc : pour une petite farce inoffensive, hein ? je ne risque pas de perdre mon poste de magistrat ?

– Mon cher ami, répliqua distraitement Michel, je vous ai toujours prédit que vous finiriez par vous faire pendre !

 

 

V

 

M. Gédéon Forsyth et la caisse monumentale

 

J’ai déjà dit que, à Bournemouth, Julia Hazeltine avait quelquefois l’occasion de faire des connaissances. Il est vrai que c’était à peine si elle avait le temps de les entrevoir avant que, de nouveau, les portes de la maison de Bloomsbury se refermassent sur elle jusqu’à l’été suivant ; mais ces connaissances éphémères n’en étaient pas moins une distraction pour la pauvre fille, sans parler de la provision de souvenirs et d’espérances qu’elles avaient, en outre, le mérite de lui fournir. Or, parmi les personnes qu’elle avait ainsi rencontrées à Bournemouth, l’été précédent, se trouvait un jeune avocat nommé Gédéon Forsyth.

Dans l’après-midi même du jour mémorable où le magistrat s’était amusé à changer les étiquettes, vers quatre heures, une promenade quelque peu rêveuse et mélancolique avait par hasard conduit M. Forsyth sur le trottoir de John Street, à Bloomsbury ; et, à peu près au même moment, Miss Hazeltine fut appelée à la porte du numéro 16 de cette rue par un coup de sonnette d’une énergie foudroyante.

M. Gédéon Forsyth était un jeune homme assez heureux, mais qui aurait été plus heureux encore avec de l’argent en plus et un oncle en moins. Cent vingt livres par an constituaient tout son revenu ; mais son oncle, M. Edouard H. Bloomfield, renforçait ce revenu d’une légère subvention et d’une masse énorme de bons conseils, exprimés dans un langage qui aurait probablement paru d’une violence excessive à bord même d’un bateau de pirates.

Ce M. Bloomfield était, en vérité, une figure essentiellement propre à l’époque de M. Gladstone.