Watts. Ce qu’il me faut, c’est votre départ d’ici !

– Eh bien ! monsieur, vous serez satisfait ! prononça emphatiquement M. Finsbury. Après quoi, saisissant sa casquette à visière pointue, il se l’enfonça sur la tête.

– Insolent comme vous l’êtes, ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-être pas m’indiquer l’heure du prochain train pour Londres ?

– Oh ! monsieur, il y a un excellent train dans trois quarts d’heure ! répliqua l’aubergiste, redevenu aimable, et avec plus d’empressement qu’il n’en avait mis à offrir les dix shillings. Vous pourrez le prendre sans avoir besoin de vous presser !

La position de Joseph était des plus embarrassantes. D’une part, il aurait aimé à pouvoir éviter la grande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux ne fussent embusqués dans la gare, guettant son arrivée pour s’emparer de lui ; mais, d’autre part, c’était pour lui chose éminemment désirable, et même rigoureusement indispensable, de faire escompter son chèque avant que ses neveux eussent le temps de s’y opposer. Il résolut donc de se rendre à Londres par le premier train. Et un seul point lui resta à considérer : le point de savoir comment il s’arrangerait pour payer son voyage.

Joseph Finsbury avait presque toujours les mains sales, et je doute que, à voir, par exemple, la façon dont il mangeait, vous l’eussiez pris pour un gentleman. Mais il avait mieux que l’apparence d’un gentleman : il avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de digne à la fois et de séduisant qui, pour peu qu’il le voulût, ne manquait jamais à produire son effet. Et lorsque, ce jour-là, il aborda le chef de gare de Southampton, son salamalec fut véritablement oriental : le petit bureau du chef de gare sembla tout à coup s’être changé en un bosquet de palmiers, où le simoon et le bulbul... mais je vais laisser, à ceux de mes lecteurs qui connaissent l’Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et de compléter cette métaphore. La mise du vieillard, en outre, prévenait en sa faveur : l’uniforme de sir Faraday Bond, pour incommode et voyant qu’il fût, n’était certainement pas une tenue qui risquât d’être adoptée par des chevaliers d’industrie ; et l’exhibition d’une montre, mais surtout d’un chèque de huit cents livres, acheva ce qu’avaient commencé les belles manières de notre héros. De telle sorte que, un quart d’heure plus tard, lorsqu’arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommandé au conducteur du train par le chef de gare, et respectueusement installé dans un compartiment de première.

Pendant que le vieux gentleman attendait le départ du train, il fut témoin d’un incident de peu d’intérêt en soi, mais qui devait avoir une influence décisive sur les destinées ultérieures de la famille Finsbury. Une caisse d’emballage gigantesque fut amenée sur le quai par une douzaine de porteurs, et, à grand-peine, hissée par eux dans le fourgon aux bagages. C’est souvent la tâche consolante de l’historien, de diriger l’attention de ses lecteurs sur les desseins ou (révérence parler) les artifices de la Providence. Dans ce fourgon à bagages du train qui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est à Londres, l’œuf de ce roman se trouvait, pour ainsi dire, à l’état incouvé. L’énorme caisse était adressée à un certain William Dent Pitman, « en gare à la station de Waterloo » ; et le colis qui l’avoisinait, dans le fourgon, était un solide baril, de dimensions moyennes, très soigneusement fermé, et portant l’adresse : M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury. – Port payé.

La juxtaposition de ces deux colis, c’était une traînée de poudre ingénieusement préparée par la Providence : il ne manquait plus qu’une main d’enfant pour y mettre le feu.

 

 

IV

 

Un magistrat dans un fourgon à bagages

 

La cité de Winchester est renommée comme possédant une cathédrale, un évêque (mais qui, malheureusement, est mort, il y a plusieurs années, d’une chute de cheval ; tout porte à croire, d’ailleurs, qu’il doit avoir été remplacé depuis lors), un collège, un assortiment considérable de militaires, et une gare où passent infatigablement les trains montants et descendants de la ligne London and South Western. Le souvenir de ces divers « faits » n’aurait certainement pas manqué de s’offrir à l’esprit de Joseph Finsbury, lorsque le train qui le conduisait à Londres s’arrêta pour quelques instants dans la gare susdite ; mais le bon vieillard s’était endormi presque depuis Southampton. Son âme, quittant le coupé du wagon, s’était provisoirement envolée dans un ciel tout rempli de populeuses salles de conférences, avec des discours se succédant à l’infini. Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les coussins du wagon, les jambes repliées, la casquette rejetée en arrière, une main serrant sur la poitrine un numéro du Lloyd’s Weekly Newspaper.

La portière s’ouvre. Deux voyageurs entrent, et, aussitôt, sortent de nouveau. Dieu sait pourtant que ces deux voyageurs n’étaient pas en avance pour prendre le train ! Un tandem poussé jusqu’à sa dernière vitesse, une invasion sauvage du guichet aux billets, et puis encore une course folle leur avaient permis d’atteindre le quai à l’instant même où la machine émettait les premiers ronflements du départ. Un seul coupé se trouvant à leur portée, ils s’y étaient élancés ; et déjà l’aîné des deux hommes avait posé sa canne sur l’une des banquettes quand il avait remarqué le vieux Finsbury.

– Bon Dieu ! s’était-il écrié. L’oncle Joseph ! Pas moyen de rester ici !

– Après quoi, il était redescendu, renversant presque son compagnon, et s’était empressé de refermer la portière sur le patriarche endormi.

Dès l’instant suivant, les deux compagnons se trouvaient installés dans le fourgon aux bagages.

– Pourquoi diable n’avez-vous pas voulu monter près de votre oncle ? demanda le plus jeune voyageur, tout en essuyant la sueur de ses tempes. Vous croyez qu’il ne vous aurait pas permis de fumer ?

– Oh non ! je ne sache pas que la fumée le dérange ! répondit l’autre. Ce n’est d’ailleurs pas le premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph ! Un vieux gentleman des plus respectables : a été intéressé dans le commerce des cuirs ; a fait un voyage en Asie Mineure ; célibataire, brave homme ; mais une langue, mon cher Wickham, une langue plus pointue que la dent d’un serpent !

– Un vieux débineur, hein ? suggéra Wickham.

– Pas du tout ! répondit l’autre. C’est simplement un homme doué d’un talent extraordinaire pour ennuyer quiconque l’approche.