Forsyth était un fort bel homme ; jamais encore elle n’avait vu des bras aussi vigoureux. Et tout à coup Gédéon, comme s’il avait deviné ses pensées, se retourna vers elle et lui sourit. Elle sourit aussi, et rougit : et ce double changement lui seyait si bien que Gédéon oublia de regarder où il frappait, de telle sorte que, quelques secondes après, le pauvre garçon assénait un coup terrible sur ses propres doigts. Avec une présence d’esprit touchante, il parvint, non seulement à retenir, mais à changer même en une plainte anodine le pittoresque juron qui allait sortir de ses lèvres. Mais la douleur était vive ; la secousse nerveuse avait été trop forte : et, après quelques essais, il s’aperçut qu’il ne pouvait pas songer à poursuivre l’opération.
Aussitôt Julia courut dans sa chambre, apporta une éponge, de l’eau, une serviette, et commença à baigner la main blessée du jeune homme.
– Je regrette, infiniment ! s’excusait Gédéon. Si j’avais eu le moindre savoir-vivre, j’aurais ouvert la caisse d’abord, et me serais ensuite écrasé les doigts ! Oh ! ça va déjà beaucoup mieux ! ajoutait-il. Je vous assure que ça va beaucoup mieux !
– Oui, je crois que, maintenant, vous allez assez bien pour être en état de diriger le travail ! dit enfin Julia. Commandez-moi, et c’est moi qui serai votre ouvrière !
– Une délicieuse ouvrière, en vérité ! déclara Gédéon, oubliant tout à fait les convenances. La jeune fille se retourna, et le regarda avec un petit soupçon de froncement de sourcils ; mais l’impertinent jeune homme se hâta de détourner son attention sur la caisse d’emballage. Le plus gros du travail, d’ailleurs, se trouvait fait. Julia ne tarda pas à soulever la première planche du couvercle, ce qui mit au jour une couche de paille. Une minute après les deux jeunes gens étaient à genoux, l’un près de l’autre, comme des paysans occupés à retourner le foin ; et, dès la minute suivante, ils furent récompensés de leurs efforts par la vue de quelque chose de blanc et de poli. C’était, sans erreur possible, un énorme pied de marbre.
– Voilà un personnage vraiment esthétique ! dit Julia.
– Jamais je n’ai rien vu de pareil ! répondit Gédéon. Il a un mollet comme un sac de gros sous !
Bientôt se découvrit un second pied, et puis quelque chose qui semblait bien en être un troisième. Mais ce quelque chose se trouva être, en fin de compte, une massue reposant sur un piédestal.
– Hé ! parbleu ! c’est un Hercule ! s’écria Gédéon. J’aurais dû le deviner à la vue de son mollet ! Et je puis affirmer en toute confiance – ajouta-t-il en regardant les deux jambes colossales – que c’est ici le plus grand à la fois et le plus laid de tous les Hercule de l’Europe entière ! Qu’est-ce qui peut l’avoir décidé à venir chez vous ?
– Je suppose que personne autre n’en aura voulu ! dit Julia. Et je dois ajouter que, nous-mêmes, nous nous serions parfaitement passés de lui.
– Oh ! ne dites pas cela, mademoiselle ! répliqua Gédéon. Il m’a valu une des plus mémorables séances de toute ma vie !
– En tout cas, une séance que vous ne pourrez pas oublier de sitôt ! fit Julia. Vos malheureux doigts vous la rappelleront !
– Et maintenant, je crois qu’il faut que je m’en aille ! dit tristement Gédéon.
– Non ! non ! plaida Julia. Pourquoi vous en aller ? Restez encore un moment, et prenez une tasse de thé avec moi !
– Si je pouvais penser que, réellement, cela vous fût agréable, dit Gédéon en faisant tourner son chapeau dans ses doigts, il va de soi que j’en serais ravi !
– Mais, certes, cela me sera agréable ! répondit la jeune fille. Et, de plus, j’ai besoin de gâteaux pour manger le thé, et je n’ai personne que je puisse envoyer chez le pâtissier. Tenez, voici la clef de la maison !
Gédéon se hâta de mettre son chapeau et de courir chez le pâtissier, d’où il revint avec un grand sac en papier tout rempli de choux à la crème, d’éclairs et de tartelettes. Il trouva Julia occupée à préparer une petite table à thé dans le vestibule.
– Les chambres sont dans un tel désordre, dit-elle, que j’ai pensé que nous serions plus à l’aise ici, à l’ombre de notre statue !
– Parfait ! s’écria Gédéon enchanté.
– Oh ! quelles adorables tartelettes à la crème ! fit Julia en ouvrant le sac. Et quels délicieux choux aux fraises !
– Oui dit Gédéon, essayant de cacher sa déconvenue. J’ai bien prévu que le mélange produirait quelque chose de très beau. D’ailleurs, la pâtissière l’a prévu aussi.
– Et maintenant, dit Julia après avoir mangé une demi-douzaine de gâteaux, je vais vous montrer la lettre de Maurice. Lisez-la tout haut : peut-être y a-t-il des détails qui m’ont échappé ?
Gédéon prit la lettre, la déplia sur un de ses genoux, et lut ce qui suit :
« Chère Julia, je vous écris de Browndean, où nous nous sommes arrêtés pour quelques jours. L’oncle a été très secoué par ce terrible accident, dont, sans doute, vous aurez lu le récit dans le journal. Demain, je compte le laisser ici avec Jean, et rentrer seul à Londres ; mais, avant mon arrivée, vous allez recevoir un baril contenant des échantillons pour un ami. Ne l’ouvrez à aucun prix, mais laissez-le dans le vestibule jusqu’à mon arrivée !
« Votre, en grande hâte,
« M.
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