Joseph était ce qu’on peut appeler un « bon enfant » : et cependant ce ne fut qu’à contrecœur qu’il accepta cette nouvelle responsabilité, inséra une annonce pour demander une gouvernante, et acheta, d’occasion, une voiture de bébé. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean ; et cela non pas autant à cause des liens de parenté que parce que le commerce des cuirs (où, naturellement, il s’était hâté d’engager les trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait manifesté, depuis peu, d’inexplicables symptômes de déclin. Un jeune, mais capable Écossais, fut ensuite choisi comme gérant de l’entreprise : et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury n’eut à se préoccuper de l’ennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles entre les mains du capable Écossais, il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu’en Asie Mineure.

Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation dans l’autre, il se fraya successivement son chemin à travers les gens de douze langues différentes. Il abusa de la patience des interprètes, sauf à les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement ; et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il remplit une foule de carnets du résultat de ses observations.

Il employa plusieurs années à ces fructueuses consultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque l’âge de ses pupilles exigea de sa part un surcroît de soins. Les deux garçons avaient été placés dans une école, – à bon marché, cela va de soi, – mais en somme assez bonne, et où ils avaient reçu une saine éducation commerciale : trop saine même, peut-être, étant donné que le commerce des cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagné à n’être pas examinée de très près.

Le fait est que, quand Joseph s’était préparé à rendre à ses neveux ses comptes de tutelle, il avait découvert, à son grand chagrin, que l’héritage de son frère Jacques ne s’était pas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu’il abandonnât à ses deux neveux jusqu’au dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constaté qu’il aurait encore à leur avouer un déficit de sept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiqués aux deux frères, en présence d’un avoué, Maurice Finsbury menaça son oncle de toutes les sévérités de la loi : je crois bien qu’il n’aurait pas hésité (malgré les liens du sang) à recourir jusqu’aux mesures les plus extrêmes, si son avoué ne l’en avait retenu.

– Jamais vous ne parviendrez à tirer du sang d’une pierre ! lui avait dit, judicieusement, cet homme de loi.

Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se résigna à passer un compromis avec son oncle. D’un côté, Joseph renonçait à tout ce qu’il possédait, et reconnaissait à son neveu une forte part dans la tontine, qui commençait à devenir une spéculation des plus sérieuses ; de l’autre côté, Maurice s’engageait à entretenir à ses frais son oncle ainsi que miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et à leur servir, à chacun, une livre sterling par mois comme monnaie de poche.

Cette subvention était plus que suffisante pour les besoins du vieillard. On a peine à comprendre comment, au contraire, elle pouvait suffire à la jeune fille, qui avait à se vêtir, à se coiffer, etc., sur ce seul argent ; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus étonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle était d’ailleurs sincèrement attachée à son gardien, en dépit de la parfaite incompétence de celui-ci à veiller sur elle. Du moins ne s’était-il jamais montré dur ni méchant à son égard, et, en fin de compte, il y avait peut-être quelque chose d’attendrissant dans la curiosité enfantine qu’il éprouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme aussi dans l’innocent délice que lui procurait le moindre témoignage d’admiration qu’on lui accordait. Toujours est-il que, bien que l’avoué eût loyalement prévenu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice constituait pour elle un dommage, l’excellente fille s’était refusée à compliquer encore les embarras de l’oncle Joseph. Et ainsi le compromis était entré en vigueur.

Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraient ensemble : en apparence une famille, en réalité une association financière. Julia et l’oncle Joseph étaient, naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbé par sa passion pour le banjo, le café-concert, la buvette d’artistes et les journaux de sport, était un personnage condamné de naissance à ne jouer jamais qu’un rôle secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du pouvoir se trouvaient entièrement dévolues à Maurice.

On sait l’habitude qu’ont prise les moralistes de consoler les faibles d’esprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou à peu de chose près ; mais, certes, sans vouloir insister sur l’erreur théorique de cette pieuse mystification, je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dépassait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s’épargnait aucune fatigue à lui-même, et n’en épargnait pas non plus aux autres : c’était lui qui réveillait les domestiques, qui serrait sous clef les restes des repas, qui goûtait les vins, qui comptait les biscuits. Des scènes pénibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la révision des factures, et la cuisinière était souvent changée, et souvent les fournisseurs, sur le palier de service, déversaient tout leur répertoire d’injures, à propos d’une différence de trois liards. Aux yeux d’un observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risqué de passer pour un avare ; à ses propres yeux, il était simplement un homme qui avait été volé. Le monde lui devait 7800 livres sterling, et il était bien résolu à se les faire repayer.

Mais c’était surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait clairement le caractère de Maurice. L’oncle Joseph était un placement sur lequel le jeune homme comptait beaucoup : aussi ne reculait-il devant rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait à subir l’examen minutieux d’un médecin. Son régime, son vêtement, ses villégiatures, tout cela lui était administré comme la bouillie aux enfants. Pour peu que le temps fût mauvais, défense de sortir. En cas de beau temps, à neuf heures précises du matin l’oncle Joseph devait se trouver dans le vestibule ; Maurice voyait s’il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pas l’eau ; après quoi, les deux hommes s’en allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui n’avait sans doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pour affecter vis-à-vis l’un de l’autre des sentiments amicaux : Maurice n’avait jamais cessé de reprocher à son tuteur le déficit des 7800 livres, ni de déplorer la charge supplémentaire constituée par Miss Hazeltine ; et Joseph, tout bon enfant qu’il fût, éprouvait pour son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la haine. Et encore l’aller n’était-il rien en comparaison du retour : car la simple vue du bureau, sans compter tous les détails de ce qui s’y passait, aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.

Le nom de Joseph était toujours inscrit sur la porte, et c’était toujours encore lui qui avait la signature des chèques ; mais tout cela n’était que pure manœuvre politique de la part de Maurice, destinée à décourager les autres membres de la tontine. En réalité, c’était Maurice lui-même qui s’occupait de l’affaire des cuirs ; et je dois ajouter que cette affaire était pour lui une source inépuisable de chagrins. Il avait essayé de la vendre, mais n’avait reçu que des offres dérisoires.