Il avait essayé de l’étendre, et n’était parvenu qu’à en étendre les charges ; de la restreindre, et c’était seulement les profits qu’il était parvenu à restreindre. Personne n’avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, excepté le « capable » Écossais, qui, lorsque Maurice l’avait congédié, s’était installé dans le voisinage de Banff, et s’était construit un château avec ses bénéfices. La mémoire de ce fallacieux Écossais, Maurice ne manquait pas un seul jour à la maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier, avec le vieux Joseph assis à une autre table, et attendant ses ordres de l’air le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Et lorsque l’Écossais poussa le cynisme jusqu’à envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille aînée du Révérend Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien qu’il allait avoir une attaque.
Les heures de présence au bureau avaient été, peu à peu, réduites au minimum honnêtement possible. Si profond que fût chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-même), ce sentiment n’allait pas jusqu’à lui donner le courage de s’attarder entre les quatre murs de son bureau, avec l’ombre de la banqueroute s’y allongeant tous les jours. Après quelques heures d’attente, patron et employés poussaient un soupir, s’étiraient, et sortaient, sous prétexte de se recueillir pour l’ennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu’à John Street, comme un chien de salon ; après quoi, l’ayant emmuré dans la maison, il repartait lui-même pour explorer les boutiques des brocanteurs, en quête de bagues à cachets, l’unique passion de sa vie.
Quant à Joseph, il avait plus que la vanité d’un homme, – il avait la vanité d’un conférencier. Il avouait qu’il avait eu des torts, encore qu’on eût péché contre lui (notamment le « capable » Écossais) plus qu’il n’avait péché lui-même. Mais il déclarait que, eût-il trempé ses mains dans le sang, il n’aurait tout de même pas mérité d’être ainsi traîné en laisse par un jeune morveux, d’être tenu captif dans le cabinet de sa propre maison de commerce, d’être sans cesse poursuivi de commentaires mortifiants sur toute sa carrière passée, de voir, chaque matin, son costume examiné de haut en bas, son collet relevé, la présence de ses mitaines sur ses mains sévèrement contrôlée, et d’être promené dans la rue et reconduit chez lui comme un bébé aux soins d’une nourrice. À la pensée de tout cela, son âme se gonflait de venin. Il se hâtait d’accrocher à une patère, dans le vestibule, son chapeau, son manteau, et les odieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses carnets de notes. Le salon de la maison, au moins, était à l’abri de Maurice : il appartenait au vieillard et à la jeune fille. C’était là que celle-ci cousait ses robes ; c’était là que l’oncle Joseph tachait d’encre ses lunettes, tout au bonheur d’enregistrer des faits sans conséquences, ou de recueillir les chiffres de statistiques imbéciles.
Souvent, pendant qu’il était au salon avec Julia, il déplorait la fatalité qui avait fait de lui un des membres de la tontine.
– Sans cette maudite tontine, gémissait-il un soir, Maurice ne se soucierait pas de me garder ! Je pourrais être un homme libre, Julia ! Et il me serait si facile de gagner ma vie en donnant des conférences !
– Certes, cela vous serait facile ! répondait Julia, qui avait un cœur d’or. Et c’est lâche et vilain, de la part de Maurice, de vous priver d’une chose qui vous amuse tant !
– Vois-tu, mon enfant, c’est un être sans intelligence ! s’écriait Joseph. Songe un peu à la magnifique occasion de s’instruire qu’il a ici, sous la main, et que cependant il néglige ! La somme de connaissances diverses dont je pourrais lui faire part, Julia, si seulement il consentait à m’écouter, cette somme, il n’y a pas de mots pour t’en donner une idée !
– En tout cas, mon cher oncle, vous devez bien prendre garde de ne pas vous agiter ! observait doucement Julia. Car, vous savez, pour peu que vous ayez l’air d’être souffrant, on enverra aussitôt chercher le médecin !
– C’est vrai, mon enfant, tu as raison ! répondait le vieillard. Oui, je vais essayer de prendre sur moi ! L’étude va me rendre du calme !
Et il allait chercher sa galerie de carnets.
– Je me demande, hasardait-il, je me demande si, pendant que tu travailles de tes mains, cela ne t’intéresserait pas d’entendre...
– Mais oui, mais oui, cela m’intéresserait beaucoup ! s’écriait Julia. Allons, lisez-moi une de vos observations !
Aussitôt le carnet était ouvert, et les lunettes raffermies sur le nez, comme si le vieillard voulait empêcher toute rétractation possible de la part de son auditrice.
– Ce que je me propose de te lire aujourd’hui, commença-t-il un certain soir, après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, ce sera, si tu veux bien me le permettre, les notes recueillies par moi, à la suite d’une très importante conversation avec un courrier syrien appelé David Abbas. – Abbas, tu l’ignores peut-être, est le nom latin d’abbé. – Les résultats de cet entretien compensent bien le prix qu’il m’a coûté, car, comme Abbas paraissait d’abord un peu impatienté des questions que je lui posais sur divers points de statistique régionale, je me suis trouvé amené à le faire boire à mes frais. Tiens, voici ces notes !
Mais au moment où, après avoir de nouveau toussé, il s’apprêtait à entamer sa lecture, Maurice fit irruption dans la maison, appela vivement son oncle, et, dès l’instant suivant, envahit le salon, brandissant dans sa main un journal du soir.
Et, en vérité, il revenait chargé d’une grande nouvelle. Le journal annonçait la mort du lieutenant général sir Glasgow Beggar, K. C. S. I., K. G. M. G., etc. Cela signifiait que la tontine n’avait plus désormais que deux membres : les deux frères Finsbury. Enfin, la chance était venue pour Maurice !
Ce n’était pas que les deux frères fussent, ni eussent jamais été, grands amis. Lorsque le bruit s’était répandu du voyage de Joseph en Asie Mineure, Masterman, casanier et traditionnel, s’était exprimé avec irritation. « Je trouve la conduite de mon frère simplement indécente ! avait-il murmuré. Retenez ce que je vous dis : il finira par aller jusqu’au Pôle Nord ! Un vrai scandale pour un Finsbury ! » Et ces amères paroles avaient été, plus tard, rapportées au voyageur. Affront pire encore, Masterman avait refusé d’assister à la conférence sur l’Éducation, ses buts, ses objets, son utilité et sa portée, bien qu’une place lui eût été réservée sur l’estrade.
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