De l’oculiste chez le dentiste, et de celui-ci chez le médecin, c’est la gradation inévitable. Actuellement, notre vieux gentleman était entre les mains de sir Faraday Bond ; vêtu de drap à ventilation, et expédié en villégiature à Bournemouth ; et il retournait à Londres, sa villégiature achevée, pour rendre compte de sa conduite à l’éminent praticien. C’était un de ces vieux Anglais banals et monotones que nous avons tous vus, cent fois, entrer à la table d’hôte où nous mangions, à Cologne, à Salzbourg, à Venise. Tous les directeurs d’hôtels de l’Europe connaissent par leurs noms la série complète de ces voyageurs, et cependant si, demain, la série complète venait à disparaître d’un seul coup, personne ne s’aviserait de remarquer son absence. Ce voyageur-là, en particulier, était d’une inutilité presque désolante. Il avait réglé sa note, à Bournemouth, avant de partir ; tous ses biens meubles se trouvaient déposés, sous les espèces de deux malles, dans le fourgon aux bagages. Au cas de sa brusque disparition, les malles, après le délai réglementaire, seraient vendues à un juif comme bagages non réclamés ; le valet de chambre de sir Faraday Bond se verrait privé, à la fin de l’année, de quelques shillings de pourboire ; les divers directeurs d’hôtels de l’Europe, à la même date, constateraient une légère diminution dans leurs bénéfices : et ce serait tout, littéralement tout. Et peut-être le vieux gentleman pensait-il à quelque chose comme ce que je viens de dire, car il avait la mine assez mélancolique, lorsqu’il rentra son crâne chauve dans l’intérieur du wagon, et que le train se remit à fumer sous le pont, et au-delà, avec une vitesse accélérée, passant tour à tour à travers les fourrés et les clairières de la Forêt-Neuve.

Mais voici que, à quelques centaines de mètres de Browndean, il y eut un arrêt brusque. Maurice Finsbury eut conscience d’un soudain bruit de voix, et se précipita vers la fenêtre. Des femmes hurlaient, des hommes sautaient sur le rebord de la voie ; les employés du train leur criaient de rester assis à leurs places. Et puis le train commença lentement à reculer vers Browndean ; et puis, la minute suivante, tous ces bruits divers se perdirent dans le sifflement apocalyptique et le choc tonnant de l’express qui accourait en sens opposé.

Le bruit final de la collision, Maurice ne l’entendit pas. Peut-être s’était-il évanoui ? Il eut seulement un vague souvenir d’avoir vu, comme dans un rêve, son wagon se renverser et tomber en pièces, comme une tour de cartes. Et le fait est que, lorsqu’il revint à lui, il gisait sur le sol, avec un vilain ciel gris au-dessus de sa tête, qui lui faisait affreusement mal. Il porta la main à son front, et ne fut pas surpris de constater qu’elle était rouge de sang. L’air était rempli d’un bourdonnement intolérable, dont Maurice pensa qu’il cesserait de l’entendre quand la conscience aurait achevé de lui revenir. C’était comme le bruit d’une forge en travail.

Et bientôt, sous l’aiguillon instinctif de la curiosité, il se redressa, s’assit et regarda autour de lui. La voie, en cet endroit, montait avec un brusque détour. Et, de toutes parts, l’environnant, Maurice aperçut les restes du train de Bournemouth. Les débris de l’express descendant étaient, en majeure partie, cachés derrière les arbres ; mais, tout juste au tournant, sous des nuages d’une vapeur noire, Maurice vit ce qui restait des deux machines, l’une sur l’autre. Le long de la voie, des gens couraient, çà et là, et criaient en courant ; d’autres gisaient, immobiles, comme des vagabonds endormis.

Brusquement Maurice eut une idée : « Il y a eu un accident ! » songea-t-il, et la conscience de sa perspicacité lui rendit un peu de courage. Presque au même instant, ses yeux tombèrent sur Jean, étendu près de lui, et d’une pâleur effrayante. « Mon pauvre vieux ! mon pauvre copain ! » se dit-il, retrouvant je ne sais où un vieux terme d’école. Après quoi, avec une tendresse enfantine, il prit dans sa main la main de son frère. Et bientôt, au contact de cette main, Jean rouvrit les yeux, se rassit en sursaut, et remua les lèvres, sans parvenir à en faire sortir aucun son. « Bis ! bis ! » proféra-t-il enfin, d’une voix de fantôme.

Le bruit de forge et la fumée persistaient intolérablement. « Fuyons cet enfer ! » s’écria Maurice. Et les deux jeunes gens s’aidèrent l’un l’autre à se remettre sur pied, se secouèrent, et considérèrent la scène funèbre, autour d’eux.

Au même instant, un groupe de personnes s’approcha d’eux.

– Êtes-vous blessés ? leur cria un petit homme dont le visage blême était tout baigné de sueur, et, qui, à la façon dont il dirigeait le groupe, devait évidemment être un médecin.

Maurice montra son front ; le petit homme, après avoir haussé les épaules, lui tendit un flacon d’eau-de-vie.

– Tenez, dit-il, buvez une gorgée de ceci, et passez ensuite le flacon à votre ami, qui paraît en avoir encore plus besoin que vous ! Et puis, après cela, venez avec nous ! Il faut que tout le monde nous aide ! Il y a fort à faire ! Vous pourrez toujours vous rendre utiles, ne serait-ce qu’en allant chercher des brancards !

À peine le médecin et sa suite s’étaient-ils éloignés que Maurice, sous l’influence vivifiante du cordial, acheva de reprendre conscience de lui-même.

– Seigneur ! s’écria-t-il. Et l’oncle Joseph ?

– Au fait, dit Jean, où peut-il bien s’être fourré ? Il ne doit pas être loin ! J’espère que le pauvre vieux n’est pas trop endommagé !

– Viens m’aider à le chercher ! dit Maurice, d’un ton tout particulier de farouche résolution.

Puis, soudain, il éclata :

– Et s’il était mort ? gémit-il, en montrant le poing au ciel.

Çà et là, les deux frères couraient, examinant les visages des blessés, retournant les morts. Ils avaient passé en revue, de cette façon, une bonne vingtaine de personnes ; et toujours aucune trace de l’oncle Joseph. Mais, bientôt, leur enquête les rapprocha du centre de la collision, où les deux machines continuaient à vomir de la fumée avec un vacarme assourdissant.