C’était une partie de la voie où le médecin et sa suite n’étaient pas encore parvenus. Le sol, surtout à la marge du bois, était plein d’aspérités : ici un fossé, là une butte surmontée d’un buisson de genêts. Bien des corps pouvaient être cachés dans cet endroit ; et les deux jeunes neveux l’explorèrent comme des chiens pointers après une chasse. Et tout à coup Maurice, qui marchait en tête, s’arrêta et étendit son index d’un geste tragique. Jean suivit la direction du doigt de son frère.

Au fond d’un trou de sable gisait quelque chose qui, naguère, avait été une créature humaine. Le visage était affreusement mutilé, au point d’être tout à fait méconnaissable ; mais les deux jeunes gens n’avaient pas besoin de reconnaître le visage. Le crâne chauve parsemé de rares cheveux blancs, la pelisse de martre, le drap à ventilation, la flanelle hygiénique, – tout, jusqu’aux bottines de santé de MM. Dall et Crumbie, – tout attestait que ce corps était celui de l’oncle Joseph. Seule, la casquette à visière pointue devait s’être égarée dans le cataclysme, car le mort était tête nue.

– La pauvre vieille bête ! fit Jean, avec une pointe de véritable émotion. Je donnerais bien dix livres pour que nous ne l’eussions pas embarqué dans ce train !

Mais c’était une émotion d’une tout autre nature qui se lisait sur le visage de Maurice, pendant qu’il restait penché sur le cadavre. Il songeait à cette nouvelle et suprême injustice de la destinée. Il avait été volé de 7800 livres pendant qu’il était un orphelin en tutelle ; il avait été engagé par force dans une affaire de cuirs qui ne marchait pas ; il avait été encombré de Miss Julia ; son cousin avait projeté de le dépouiller du bénéfice de la tontine ; il avait supporté tout cela, – il pouvait presque dire avec dignité, – et voilà maintenant qu’on lui avait tué son oncle !

– Vite ! dit-il à son frère, d’une voix haletante, prends-le par les pieds ; il faut que nous le cachions dans le bois ! Je ne veux pas que d’autres puissent le trouver !

– Quelle farce ! s’écria Jean. À quoi bon ?

– Fais ce que je dis ! répliqua Maurice en saisissant le cadavre par les épaules. Veux-tu donc que je l’emporte à moi seul ?

Ils se trouvaient à la lisière du bois ; en dix ou douze pas, ils furent à couvert, et, un peu plus loin, dans une clairière sablonneuse, ils déposèrent leur fardeau ; après quoi, s’étant redressés, ils le considérèrent mélancoliquement.

– Qu’est-ce que tu comptes en faire ? murmura Jean.

– L’enterrer, naturellement ! répondit Maurice.

Il ouvrit son couteau de poche et commença à creuser le sable.

– Jamais tu n’arriveras à rien avec ton couteau ! objecta son frère.

– Si tu ne veux pas m’aider, toi, misérable couard, hurla Maurice, va-t-en à tous les diables !

– C’est la folie la plus ridicule ! fit Jean ; mais il ne sera pas dit qu’on ait pu m’accuser d’être un couard !

Et il se mit en posture d’aider son frère.

Le sol était sablonneux et léger, mais tout embarrassé de racines des sapins environnants. Les deux jeunes gens s’ensanglantèrent cruellement les mains. Une heure d’un travail héroïque, surtout de la part de Maurice, et à peine si le fossé avait huit à neuf pouces de profondeur. Dans ce fossé, le corps fut plongé, tant bien que mal ; le sable fut entassé par-dessus, et puis d’autre sable, qu’on dut prendre ailleurs, non moins péniblement. Hélas ! à l’une des extrémités du lugubre tertre, deux pieds continuaient à se projeter hors du sable, chaussés de voyantes bottines de santé.

Mais tant pis ! Les nerfs des fossoyeurs étaient à bout. Maurice lui-même n’en pouvait plus. Et, pareils à deux loups, les deux frères s’enfuirent au plus profond du fourré voisin.

– Nous avons fait de notre mieux ! dit Maurice.

– Et maintenant, répondit Jean, peut-être auras-tu l’obligeance de me dire ce que tout cela signifie !

– Ma parole, s’écria Maurice, si tu ne le comprends pas de toi-même, je désespère de te le faire comprendre !

– Oh ! j’entends bien que c’est quelque chose qui se rapporte à la tontine ! répliqua Jean. Mais je te dis que c’est pure folie ! La tontine est perdue, voilà tout !

– Je te répète que l’oncle Masterman est mort ! cria Maurice. Je le sais ; il y a en moi une voix qui me le dit !

– Oui, et l’oncle Joseph est mort aussi ! dit Jean.

– Il n’est pas mort si je ne le veux pas ! répondit Maurice.

– Eh bien ! fit Jean, admettons que l’oncle Masterman soit mort ! En ce cas, nous n’avons qu’à dire la vérité, et à sommer Michel de faire de même !

– Tu prends toujours Michel pour un imbécile ! ricana Maurice. Ne peux-tu donc pas comprendre qu’il y a des années qu’il a préparé son coup ? Il a tout sous la main : la garde-malade, le médecin, le certificat tout prêt, mais avec la date en blanc. Que nous révélions seulement l’affaire qui vient d’arriver, et je te parie que, dans deux jours, nous apprendrons la mort de l’oncle Masterman ! Oui, mais écoute bien, Jean ! Ce que Michel peut faire, je peux le faire aussi. S’il peut me monter un bluff, je peux, moi aussi, lui en monter un ! Si son père doit vivre éternellement, eh bien ! par Dieu, mon oncle fera de même !

– Et que fais-tu de la loi, dans tout cela ? demanda Jean.

– Un homme doit avoir quelquefois le courage d’obéir à sa conscience ! répondit Maurice avec dignité.

– Mais supposons que tu te trompes ! Supposons que l’oncle Masterman soit en vie et se porte comme un charme !

– Même en ce cas, répondit Maurice, notre situation n’est point pire qu’avant : en fait, elle est meilleure ! L’oncle Masterman doit nécessairement mourir un jour. Tant que l’oncle Joseph vivait, il devait, lui aussi, finir par mourir un jour : tandis que, maintenant, nous n’avons pas à redouter cette alternative. Il n’y a point de limite à la combinaison que je propose : elle peut se prolonger jusqu’au Jugement Dernier !

– Si du moins je voyais ce qu’elle est, ta combinaison ! soupira Jean. Mais, tu sais, mon pauvre vieux, tu as toujours été un si terrible rêveur !

– Je voudrais bien savoir quand j’ai jamais rêvé ! s’écria Maurice. Je possède la plus belle collection de bagues à cachets qui existe à Londres !

– Oui, mais tu sais, il y a l’affaire des cuirs ! suggéra l’autre. Tu ne peux pas nier que ce soit un bouillon !

Maurice donna, en cette circonstance, une preuve remarquable de son empire sur soi : il laissa passer l’allusion de son frère sans s’offenser, sans même répondre.

– Pour ce qui est de l’affaire qui nous occupe en ce moment, reprit-il, une fois que nous tiendrons l’oncle chez nous, à Bloomsbury, nous serons hors d’embarras.