Il resta dans cette position au moins une minute.

« Eh bien ? lui demandai-je quand il se releva.

– Oh ! rien de bien important ; une goutte de sang.

Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.

« Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et le vestibule, la fenêtre du vestibule était ouverte ?

– Je venais de l’ouvrir parce que j’avais allumé du charbon de bois pour monsieur, sur le fourneau du laboratoire ; et, comme je l’avais allumé avec des journaux, il y a eu de la fumée ; j’ai ouvert les fenêtres du laboratoire et celle du vestibule pour faire courant d’air ; puis j’ai refermé celles du laboratoire et laissé ouverte celle du vestibule, et puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette au château et c’est en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie que je me suis mis à laver les dalles ; après avoir lavé, je suis reparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfin pour la derniére fois, quand je suis rentré au pavillon, la fenêtre était fermée et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans le laboratoire.

– M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre en entrant ?

– Sans doute.

– Vous ne leur avez pas demandé ?

– Non ! … »

Après un coup d’œil assidu au petit lavatory et à la cage de l’escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui nous semblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire. C’est, je l’avoue, avec une forte émotion que je l’y suivis. Robert Darzac ne perdait pas un geste de mon ami… Quant à moi, mes yeux allèrent tout de suite à la porte de la «Chambre Jaune». Elle était refermée, ou plutôt poussée sur le laboratoire, car je constatai immédiatement qu’elle était à moitié défoncée et hors d’usage… les efforts de ceux qui s’étaient rués sur elle, au moment du drame, l’avaient brisée…

Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait, sans dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions… Elle était vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque des baies, garnies de barreaux, prenaient jour sur l’immense campagne. Une trouée dans la forêt ; une vue merveilleuse sur toute la vallée, sur la plaine, jusqu’à la grande ville qui devait apparaître, là-bas, tout au bout, les jours de soleil. Mais, aujourd’hui, il n’y a que de la boue sur la terre, de la suie au ciel… et du sang dans cette chambre…

Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée, par des creusets, par des fours propres à toutes expériences de chimie. Des cornues, des instruments de physique un peu partout ; des tables surchargées de fioles, de papiers, de dossiers, une machine électrique… des piles… un appareil, me dit M. Robert Darzac, employé par le professeur Stangerson « pour démontrer la dissociation de la matière sous l’action de la lumière solaire », etc.

Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ou armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils photographiques spéciaux, une quantité incroyable de cristaux…

Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout du doigt, il fouillait dans les creusets… Tout d’un coup, il se redressa, tenant un petit morceau de papier à moitié consumé… Il vint à nous qui causions auprès d’une fenêtre, et il dit :

« Conservez-nous cela, Monsieur Darzac. »

Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls mots qui restaient lisibles :

presbytère             rien perdu             charme,

      ni  le  jar           de son éclat.

Et, au-dessous : « 23 octobre. »

Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient me frapper, et, pour la deuxième fois, je vis qu’ils produisaient sur le professeur en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soin de M. Darzac fut de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-ci ne nous avait pas vus, occupé qu’il était à l’autre fenêtre… Alors, le fiancé de Mlle Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant, y serra le papier, et soupira : « Mon Dieu ! »

Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans la cheminée ; c’est-à-dire que, debout sur les briques d’un fourneau, il considérait attentivement cette cheminée qui allait se rétrécissant, et qui, à cinquante centimètres au-dessus de sa tête, se fermait entièrement par des plaques de fer scellées dans la brique, laissant passer trois tuyaux d’une quinzaine de centimètres de diamètre chacun.

« Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautant dans le laboratoire. Du reste, s’« il » l’avait même tenté, toute cette ferraille serait par terre. Non ! Non ! ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher…

Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes d’armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu’il déclara infranchissables et « infranchies ». À la seconde fenêtre, il trouva le père Jacques en contemplation.

« Eh bien, père Jacques, qu’est-ce que vous regardez par là ?

– Je r’garde l’homme de la police qui ne cesse point de faire le tour de l’étang… Encore un malin qui n’en verra pas plus long qu’les autres !

– Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques ! dit Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans cela vous ne parleriez pas comme ça… S’il y en a un ici qui trouve l’assassin, ce sera lui, faut croire ! »

Et Rouletabille poussa un soupir.

« Avant qu’on le retrouve, faudrait savoir comment on l’a perdu ! … répliqua le père Jacques, têtu.

Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».

« Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelque chose ! » fit Rouletabille avec une solennité qui, en toute autre circonstance, eût été comique.

VII – Où Rouletabille part en expédition sous le lit

 

Rouletabille ayant poussé la porte de la «Chambre Jaune» s’arrêta sur le seuil, disant avec une émotion que je ne devais comprendre que plus tard : « Oh ! Le parfum de la dame en noir ! » La chambre était obscure ; le père Jacques voulut ouvrir les volets, mais Rouletabille l’arrêta :

« Est-ce que, dit-il, le drame s’est passé en pleine obscurité ?

– Non, jeune homme, je ne pense point. Mam’zelle tenait beaucoup à avoir une veilleuse sur sa table, et c’est moi qui la lui allumais tous les soirs avant qu’elle aille se coucher… J’étais quasi sa femme de chambre, quoi ! quand v’nait le soir ! La vraie femme de chambre ne v’nait guère que le matin. Mam’zelle travaille si tard… la nuit !

– Où était cette table qui supportait la veilleuse ? Loin du lit ?

– Loin du lit.

– Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse ?

– La veilleuse est brisée, et l’huile s’en est répandue quand la table est tombée. Du reste, tout est resté dans le même état. Je n’ai qu’à ouvrir les volets et vous allez voir…

– Attendez ! »

Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer les volets des deux fenêtres et la porte du vestibule. Quand nous fûmes dans la nuit noire, il alluma une allumette-bougie, la donna au père Jacques, dit à celui-ci de se diriger avec son allumette vers le milieu de la «Chambre Jaune», à l’endroit où brûlait, cette nuit-là, la veilleuse. Le père Jacques, qui était en chaussons (il laissait à l’ordinaire ses sabots dans le vestibule), entra dans la «Chambre Jaune» avec son bout d’allumette, et nous distinguâmes vaguement, mal éclairés par la petite flamme mourante, des objets renversés sur le carreau, un lit dans le coin, et, en face de nous, à gauche, le reflet d’une glace, pendue au mur, près du lit. Ce fut rapide.

Rouletabille dit : « C’est assez ! Vous pouvez ouvrir les volets. 

– Surtout n’avancez pas, pria le père Jacques ; vous pourriez faire des marques avec vos souliers… et il ne faut rien déranger… C’est une idée du juge, une idée comme ça, bien que son affaire soit déjà faite… »

Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra, éclairant un désordre sinistre, entre des murs de safran. Le plancher – car si le vestibule et le laboratoire étaient carrelés, la «Chambre Jaune» était planchéiée – était recouvert d’une natte jaune, d’un seul morceau, qui tenait presque toute la pièce, allant sous le lit et sous la table-toilette, seuls meubles qui, avec le lit, fussent encore sur leurs pieds.