La table ronde du milieu, la table de nuit et deux chaises étaient renversées. Elles n’empêchaient point de voir, sur la natte, une large tache de sang qui provenait, nous dit le père Jacques, de la blessure au front de Mlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang étaient répandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la trace très visible des pas, des larges pas noirs, de l’assassin. Tout faisait présumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure de l’homme qui avait, un moment, imprimé sa main rouge sur le mur. Il y avait d’autres traces de cette main sur le mur, mais beaucoup moins distinctes. C’est bien là la trace d’une rude main d’homme ensanglantée.
Je ne pus m’empêcher de m’écrier :
« Voyez ! … voyez ce sang sur le mur… L’homme qui a appliqué si fermement sa main ici était alors dans l’obscurité et croyait certainement tenir une porte. Il croyait la pousser ! C’est pourquoi il a fortement appuyé, laissant sur le papier jaune un dessin terriblement accusateur, car je ne sache point qu’il y ait beaucoup de mains au monde de cette sorte-là. Elle est grande et forte, et les doigts sont presque aussi longs les uns que les autres ! Quant au pouce, il manque ! Nous n’avons que la marque de la paume. Et si nous suivons la « trace » de cette main, continuai-je, nous la voyons, qui, après s’être appuyée au mur, le tâte, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure…
– Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, mais il n’y a pas de sang à la serrure, ni au verrou ! …
– Qu’est-ce que cela prouve ? Répliquai-je avec un bon sens dont j’étais fier, « il » aura ouvert serrure et verrou de la main gauche, ce qui est tout naturel puisque la main droite est blessée…
– Il n’a rien ouvert du tout ! s’exclama encore le père Jacques. Nous ne sommes pas fous, peut-être ! Et nous étions quatre quand nous avons fait sauter la porte ! »
Je repris :
« Quelle drôle de main ! Regardez-moi cette drôle de main !
– C’est une main fort naturelle, répliqua Rouletabille, dont le dessin a été déformé par le glissement sur le mur. L’homme a essuyé sa main blessée sur le mur ! Cet homme doit mesurer un mètre quatre-vingt.
– À quoi voyez-vous cela ?
– À la hauteur de la main sur le mur… »
Mon ami s’occupa ensuite de la trace de la balle dans le mur. Cette trace était un trou rond.
« La balle, dit Rouletabille, est arrivée de face : ni d’en haut, par conséquent, ni d’en bas.
Et il nous fit observer encore qu’elle était de quelques centimètres plus bas sur le mur que le stigmate laissé par la main.
Rouletabille, retournant à la porte, avait le nez, maintenant, sur la serrure et le verrou. Il constata « qu’on avait bien fait sauter la porte, du dehors, serrure et verrou étant encore, sur cette porte défoncée, l’une fermée, l’autre poussé, et, sur le mur, les deux gâches étant quasi arrachées, pendantes, retenues encore par une vis.
Le jeune rédacteur de L’Èpoque les considéra avec attention, reprit la porte, la regarda des deux côtés, s’assura qu’il n’y avait aucune possibilité de fermeture ou d’ouverture du verrou « de l’extérieur », et s’assura qu’on avait retrouvé la clef dans la serrure, « à l’intérieur ». Il s’assura encore qu’une fois la clef dans la serrure à l’intérieur, on ne pouvait ouvrir cette serrure de l’intérieur avec une autre clef. Enfin, ayant constaté qu’il n’y avait, à cette porte, « aucune fermeture automatique, bref, qu’elle était la plus naturelle de toutes les portes, munie d’une serrure et d’un verrou très solides qui étaient restés fermés », il laissa tomber ces mots : « ça va mieux ! » Puis, s’asseyant par terre, il se déchaussa hâtivement.
Et, sur ses chaussettes, il s’avança dans la chambre. La première chose qu’il fit fut de se pencher sur les meubles renversés et de les examiner avec un soin extrême. Nous le regardions en silence. Le père Jacques lui disait, de plus en plus ironique :
« Oh ! mon p’tit ! Oh ! mon p’tit ! Vous vous donnez bien du mal ! … »
Mais Rouletabille redressa la tête :
« Vous avez dit la pure vérité, père Jacques, votre maîtresse n’avait pas, ce soir-là, ses cheveux en bandeaux ; c’est moi qui étais une vieille bête de croire cela ! … »
Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit.
Et le père Jacques reprit :
« Et dire, monsieur, et dire que l’assassin était caché là-dessous ! Il y était quand je suis entré à dix heures, pour fermer les volets et allumer la veilleuse, puisque ni M. Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni moi, n’avons plus quitté le laboratoire jusqu’au moment du crime. »
On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit :
« À quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangerson sont-ils arrivés dans le laboratoire pour ne plus le quitter ?
– À six heures ! »
La voix de Rouletabille continuait :
« Oui, il est venu là-dessous… c’est certain… Du reste, il n’y a que là qu’il pouvait se cacher… Quand vous êtes entrés, tous les quatre, vous avez regardé sous le lit ?
– Tout de suite… Nous avons même entièrement bousculé le lit avant de le remettre à sa place.
– Et entre les matelas ?
– Il n’y avait, à ce lit, qu’un matelas sur lequel on a posé Mlle Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporté ce matelas immédiatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il n’y avait que le sommier métallique qui ne saurait dissimuler rien, ni personne. Enfin, monsieur, songez que nous étions quatre, et que rien ne pouvait nous échapper, la chambre étant si petite, dégarnie de meubles, et tout étant fermé derrière nous, dans le pavillon. »
J’osai une hypothèse :
« Il est peut-être sorti avec le matelas ! Dans le matelas, peut-être… Tout est possible devant un pareil mystère ! Dans leur trouble, M. Stangerson et le concierge ne se seront pas aperçus qu’ils transportaient double poids… et puis, si le concierge est complice ! … Je vous donne cette hypothèse pour ce qu’elle vaut, mais voilà qui expliquerait bien des choses… et, particulièrement, le fait que le laboratoire et le vestibule sont restés vierges des traces de pas qui se trouvent dans la chambre. Quand on a transporté mademoiselle du laboratoire au château, le matelas, arrêté un instant près de la fenêtre, aurait pu permettre à l’homme de se sauver…
– Et puis quoi encore ? Et puis quoi encore ? Et puis quoi encore ? » me lança Rouletabille, en riant délibérément, sous le lit…
J’étais un peu vexé :
« Vraiment on ne sait plus… Tout paraît possible… »
Le père Jacques fit :
« C’est une idée qu’a eue le juge d’instruction, monsieur, et il a fait examiner sérieusement le matelas. Il a été obligé de rire de son idée, monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car ça n’était bien sûr pas un matelas à double fond ! … Et puis, quoi ! s’il y avait eu un homme dans le matelas on l’aurait vu ! … »
Je dus rire moi-même, et, en effet, j’eus la preuve, depuis, que j’avais dit quelque chose d’absurde. Mais où commençait, où finissait l’absurde dans une affaire pareille !
Mon ami, seul, était capable de le dire, et encore ! …
« Dites donc ! s’écria le reporter, toujours sous le lit, elle a été bien remuée, cette carpette-là ?
– Par nous, monsieur, expliqua le père Jacques. Quand nous n’avons pas trouvé l’assassin, nous nous sommes demandé s’il n’y avait pas un trou dans le plancher…
– Il n’y en a pas, répondit Rouletabille. Avez-vous une cave ?
– Non, il n’y a pas de cave… Mais cela n’a pas arrêté nos recherches et ça n’a pas empêché M le juge d’instruction, et surtout son greffier, d’étudier le plancher planche à planche, comme s’il y avait eu une cave dessous… »
Le reporter, alors, réapparut.
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