Car, se guidant
d’après les principes généraux en matière de preuves, les principes
reconnus et inscrits dans les livres, la cour répugne à dévier vers
les raisons particulières. Et cet attachement opiniâtre au
principe, avec ce dédain rigoureux pour l’exception contradictoire,
est un moyen sûr d’atteindre, dans une longue suite de temps, le
maximum de vérité auquel il est permis d’atteindre ; la
pratique, en masse, est donc philosophique ; mais il n’est pas
moins certain qu’elle engendre de grandes erreurs dans des cas
spéciaux[16]. « Quant aux insinuations dirigées
contre Beauvais, vous n’aurez qu’à souffler dessus pour les
dissiper. Vous avez déjà pénétré le véritable caractère de ce brave
gentleman. C’est un officieux, avec un esprit très-tourné au
romanesque et peu de jugement. Tout homme ainsi constitué sera
facilement porté, dans un cas d’émotion réelle, à se conduire de
manière à se rendre suspect aux yeux des personnes trop subtiles ou
enclines à la malveillance. M. Beauvais, comme il résulte de vos
notes, a eu quelques entrevues personnelles avec l’éditeur de
L’Étoile, et il l’a choqué en osant exprimer cette opinion, que,
nonobstant la théorie de l’éditeur, le cadavre était positivement
celui de Marie. « Il persiste, – dit le journal, – à affirmer que
le corps est celui de Marie, mais il ne peut pas ajouter une
circonstance à celles que nous avons déjà commentées, pour faire
partager aux autres cette croyance. » Or, sans revenir sur ce
point, qu’il eût été impossible, pour faire partager aux autres
cette croyance, de fournir une preuve plus forte que celles déjà
connues, observons ceci : c’est qu’il est facile de concevoir un
homme parfaitement convaincu, dans un cas de cette espèce, et
cependant incapable de produire une seule raison pour convaincre
une seconde personne. Rien n’est plus vague que les impressions
relatives à l’identité d’un individu. Chaque homme reconnaît son
voisin, et pourtant il y a bien peu de cas où le premier venu sera
tout prêt à donner une raison de cette reconnaissance. L’éditeur de
L’Étoile n’a donc pas le droit d’être choqué de la croyance non
raisonnée de M. Beauvais. « Les circonstances suspectes dont il est
enveloppé cadrent bien mieux avec mon hypothèse d’un caractère
officieux, tatillon et romanesque, qu’avec l’insinuation du
journaliste relative à sa culpabilité. L’interprétation plus
charitable étant adoptée, nous n’avons plus aucune peine à
expliquer la rose dans le trou de la serrure ; le mot Marie
sur l’ardoise, le fait d’écarter les parents mâles ; sa
répugnance à leur laisser voir le corps ; la recommandation
faite à Madame B. de ne pas causer avec le gendarme jusqu’à ce
qu’il fût de retour, lui, Beauvais, et enfin cette résolution
apparente de ne permettre à personne autre que lui-même de se mêler
de l’enquête. Il me semble incontestable que Beauvais était un des
adorateurs de Marie ; qu’elle a fait la coquette avec
lui ; et qu’il aspirait à faire croire qu’il jouissait de sa
confiance et de son intimité complète. Je ne dirai rien de plus sur
ce point ; et comme l’évidence repousse complètement
l’assertion de L’Étoile relativement à cette apathie dont il accuse
la mère et les autres parents, apathie qui est inconciliable avec
cette supposition, qu’ils croient à l’identité du corps de la jeune
parfumeuse, nous procéderons maintenant comme si la question
d’identité était établie à notre parfaite satisfaction. » – Et que
pensez-vous, demandai-je alors, des opinions du Commercial ? »
– Que, par leur nature, elles sont beaucoup plus dignes d’attention
qu’aucune de celles qui ont été lancées sur le même sujet. Les
déductions des prémisses sont philosophiques et subtiles ;
mais ces prémisses, en deux points au moins, sont basées sur une
observation imparfaite. Le Commercial veut faire entendre que Marie
a été prise par une bande de vils coquins non loin de la porte de
la maison de sa mère. « Il est impossible, – dit-il, – qu’une jeune
femme connue, comme était Marie, de plusieurs milliers de
personnes, ait pu passer trois bornes sans rencontrer quelqu’un à
qui son visage fût familier. » C’est là l’idée d’un homme résidant
depuis longtemps dans Paris, – d’un homme public, – dont les allées
et venues dans la ville ont été presque toujours limitées au
voisinage des administrations publiques. Il sait que lui, il va
rarement à une douzaine de bornes au delà de son propre bureau sans
être reconnu et accosté. Et mesurant l’étendue de la connaissance
qu’il a des autres et que les autres ont de lui-même, il compare sa
notoriété avec celle de la parfumeuse, ne trouve pas grande
différence entre les deux, et arrive tout de suite à cette
conclusion qu’elle devait être, dans ses courses, aussi exposée à
être reconnue que lui dans les siennes. Cette conclusion ne
pourrait être légitime que si ses courses, à elle, avaient été de
la même nature invariable et méthodique, et confinées dans la même
espèce de région que ses courses, à lui. Il va et vient, à des
intervalles réguliers, dans une périphérie bornée, remplie
d’individus que leurs occupations, analogues aux siennes, poussent
naturellement à s’intéresser à lui et à observer sa personne. Mais
les courses de Marie peuvent être, en général, supposées d’une
nature vagabonde. Dans ce cas particulier qui nous occupe, on doit
considérer comme très-probable qu’elle a suivi une ligne s’écartant
plus qu’à l’ordinaire de ses chemins accoutumés.
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