Le parallèle que
nous avons supposé exister dans l’esprit du Commercial ne serait
soutenable que dans le cas des deux individus traversant toute la
ville. Dans ce cas, s’il est accordé que les relations personnelles
soient égales, les chances aussi seront égales pour qu’ils
rencontrent un nombre égal de connaissances. Pour ma part, je tiens
qu’il est, non-seulement possible, mais infiniment probable que
Marie a suivi, à n’importe quelle heure, une quelconque des
nombreuses routes conduisant de sa résidence à celle de sa tante,
sans rencontrer un seul individu qu’elle connût ou de qui elle fût
connue. Pour bien juger cette question, pour la juger dans son vrai
jour, il nous faut bien penser à l’immense disproportion qui existe
entre les connaissances personnelles de l’individu le plus répandu
de Paris et la population de Paris tout entière. « Mais quelque
force que paraisse garder encore l’insinuation du Commercial, elle
sera bien diminuée, si nous prenons en considération l’heure à
laquelle la jeune fille est sortie. « C’est, – dit Le Commercial, –
au moment où les rues sont pleines de monde, qu’elle est sortie de
chez elle. » Mais pas du tout ! Il était neuf heures du matin.
Or, à neuf heures du matin, toute la semaine excepté le dimanche,
les rues de la ville sont, il est vrai, remplies de foule. À neuf
heures, le dimanche, tout le monde est généralement chez soi,
s’apprêtant pour aller à l’église. Il n’est pas d’homme un peu
observateur qui n’ait remarqué l’air particulièrement désert de la
ville de huit heures à dix heures, chaque dimanche matin. Entre dix
et onze, les rues sont pleines de foule, mais jamais à une heure
aussi matinale que celle désignée. « Il y a un autre point où il
semble que l’esprit d’observation ait fait défaut au Commercial. «
Un morceau, – dit-il, – d’un des jupons de l’infortunée jeune
fille, de deux pieds de long et d’un pied de large, avait été
arraché, serré autour de son cou et noué derrière sa tête,
probablement pour empêcher ses cris. Cela a été fait par des drôles
qui n’avaient pas même un mouchoir de poche. » Cette idée est
fondée ou ne l’est pas, c’est ce que nous essayerons plus tard
d’examiner ; mais par ces mots, des drôles qui n’ont pas un
mouchoir de poche, l’éditeur veut désigner la classe de brigands la
plus vile. Cependant ceux-là sont justement l’espèce de gens qui
ont toujours des mouchoirs, même quand ils manquent de chemise.
Vous avez eu occasion d’observer combien, depuis ces dernières
années, le mouchoir de poche est devenu indispensable pour le
parfait coquin. » – Et que devons-nous penser, – demandai-je, – de
l’article du Soleil ? – Que c’est grand dommage que son
rédacteur ne soit pas né perroquet, auquel cas il eût été le plus
illustre perroquet de sa race. Il a simplement répété des fragments
des opinions individuelles déjà exprimées, qu’il a ramassés, avec
une louable industrie, dans tel et tel autre journal. « Les objets,
– dit-il, – sont évidemment restés là pendant trois ou quatre
semaines au moins, et l’on ne peut pas douter que le théâtre de cet
effroyable crime n’ait été enfin découvert. » Les faits énoncés ici
de nouveau par Le Soleil ne suffisent pas du tout pour écarter mes
propres doutes sur ce sujet, et nous aurons à les examiner plus
particulièrement dans leurs rapports avec une autre partie de la
question. « À présent il faut nous occuper d’autres investigations.
Vous n’avez pas manqué d’observer une extrême négligence dans
l’examen du cadavre. À coup sûr, la question d’identité a été
facilement résolue, ou devait l’être, mais il y avait d’autres
points à vérifier. Le corps avait-il été, de façon quelconque,
dépouillé ? La défunte avait-elle sur elle quelques articles
de bijouterie quand elle a quitté la maison ? Si elle en
avait, les a-t-on retrouvés sur le corps ? Ce sont des
questions importantes, absolument négligées par l’enquête, et il y
en a d’autres d’une valeur égale qui n’ont aucunement attiré
l’attention. Nous tâcherons de nous satisfaire par une enquête
personnelle. La cause de Saint-Eustache a besoin d’être examinée de
nouveau. Je n’ai pas de soupçons contre cet individu ; mais
procédons méthodiquement. Nous vérifierons scrupuleusement la
validité des attestations relatives aux lieux où on l’a vu le
dimanche. Ces sortes de témoignages écrits sont souvent des moyens
de mystification. Si nous n’y trouvons rien à redire, nous mettrons
Saint-Eustache hors de cause. Son suicide, bien qu’il soit propre à
corroborer les soupçons, au cas où on trouverait une supercherie
dans les affidavit, n’est pas, s’il n’y a aucune supercherie, une
circonstance inexplicable, ou qui doive nous faire dévier de la
ligne de l’analyse ordinaire. « Dans la marche que je vous propose
maintenant, nous écarterons les points intérieurs du drame et nous
concentrerons notre attention sur son contour extérieur.
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