Quelqu’un qui était venu lui rendre
visite à son bureau, quelques jours avant la disparition de la
jeune fille, et pendant l’absence dudit Beauvais, avait observé une
rose plantée dans le trou de la serrure, et le mot Marie écrit sur
une ardoise fixée à portée de la main. L’impression générale,
autant du moins qu’il nous fut possible de l’extraire des papiers
publics, était que Marie avait été la victime d’une bande de
misérables furieux, qui l’avaient transportée sur la rivière,
maltraitée et assassinée. Cependant une feuille d’une vaste
influence, Le Commercial[11],
combattit très-vivement cette idée populaire. J’extrais un ou deux
passages de ses colonnes : « Nous sommes persuadés que l’enquête a
jusqu’à présent suivi une fausse piste, tant du moins qu’elle a été
dirigée vers la barrière du Roule. Il est impossible qu’une jeune
femme, connue, comme était Marie, de plusieurs milliers de
personnes, ait pu passer trois bornes sans rencontrer quelqu’un à
qui son visage fût familier ; et quiconque l’aurait vue s’en
serait souvenu, car elle inspirait de l’intérêt à tous ceux qui la
connaissaient. Elle est sortie juste au moment où les rues sont
pleines de monde. […] Il est impossible qu’elle soit allée à la
barrière du Roule ou à la rue des Drômes sans avoir été reconnue
par une douzaine de personnes ; aucune déposition cependant
n’affirme qu’on l’ait vue ailleurs que sur le seuil de la maison de
sa mère, et il n’y a même aucune preuve qu’elle en soit sortie du
tout, excepté le témoignage concernant l’intention exprimée par
elle. Un morceau de sa robe était déchiré, serré autour d’elle et
noué ; c’est ainsi que le corps a pu être porté comme un
paquet. Si le meurtre avait été commis à la barrière du Roule, il
n’aurait pas été nécessaire de prendre de telles dispositions. Ce
fait, le corps trouvé flottant près de la barrière, n’est pas une
preuve relativement au lieu d’où il a été jeté dans l’eau. […] Un
morceau d’un des jupons de l’infortunée jeune fille, long de deux
pieds et large d’un pied, avait été arraché, serré autour de son
cou et noué derrière sa tête, probablement pour empêcher ses cris.
Cela a été fait par des drôles qui n’avaient même pas un mouchoir
de poche. » Un jour ou deux avant que le préfet vînt nous rendre
visite, la police avait obtenu un renseignement assez important qui
semblait détruire l’argumentation du Commercial, au moins dans sa
partie principale. Deux petits garçons, fils d’une dame Deluc,
vagabondant dans les bois, près de la barrière du Roule, avaient
pénétré par hasard dans un épais fourré, où se trouvaient trois ou
quatre grosses pierres, formant une espèce de siège, avec dossier
et tabouret. Sur la pierre supérieure gisait un jupon blanc ;
sur la seconde une écharpe de soie. On y trouva aussi une ombrelle,
des gants et un mouchoir de poche. Le mouchoir portait le nom : «
Marie Roget ». Des lambeaux de vêtements furent découverts sur les
ronces environnantes. Le sol était piétiné, les buissons
enfoncés ; il y avait là toutes les traces d’une lutte. Entre
le fourré et la rivière, on découvrit que les palissades étaient
abattues, et la terre gardait la trace d’un lourd fardeau qu’on y
avait traîné. Une feuille hebdomadaire, Le Soleil[12], donnait sur cette découverte les
commentaires suivants, commentaires qui n’étaient que l’écho des
sentiments de toute la presse parisienne : « Les objets sont
évidemment restés là pendant au moins trois ou quatre
semaines ; ils étaient complètement moisis par l’action de la
pluie, et collés ensemble par la moisissure. Tout autour, le gazon
avait poussé et même les dominait partiellement. La soie de
l’ombrelle était solide ; mais les branches étaient fermées,
et la partie supérieure, là où l’étoffe était double et rempliée,
étant toute pénétrée de moisissure et pourrie, se déchira aussitôt
qu’on l’ouvrit. […] Les fragments de vêtements accrochés aux
buissons étaient larges de trois pouces environ et longs de six.
L’un était un morceau de l’ourlet de la robe, qui avait été
raccommodé, l’autre, un morceau du jupon, mais non pas l’ourlet.
Ils ressemblaient à des bandes arrachées et étaient suspendus au
buisson d’épines, à un pied de terre environ… Il n’y a donc pas
lieu de douter que le théâtre de cet abominable outrage n’ait été
enfin découvert. » Aussitôt après cette découverte, un nouveau
témoin parut. Madame Deluc raconta qu’elle tenait une auberge au
bord de la route, non loin de la berge de la rivière opposée à la
barrière du Roule. Les environs sont solitaires, – très-solitaires.
C’est là, le dimanche, le rendez-vous ordinaire des mauvais sujets
de la ville, qui traversent la rivière en canot. Vers trois heures
environ, dans l’après-midi du dimanche en question, une jeune fille
était arrivée à l’auberge, accompagnée par un jeune homme au teint
brun. Ils y étaient restés tous deux pendant quelque temps. Après
leur départ, ils firent route vers quelque bois épais du voisinage.
L’attention de madame Deluc fut attirée par la toilette que portait
la jeune fille, à cause de sa ressemblance avec celle d’une de ses
parentes défunte. Elle remarqua particulièrement une écharpe.
Aussitôt après le départ du couple, une bande de mécréants parut,
qui firent un tapage affreux, burent et mangèrent sans payer,
suivirent la même route que le jeune homme et la jeune fille,
revinrent vers l’auberge à la brune, puis repassèrent la rivière en
grande hâte.
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