Ce fut peu après la tombée de la nuit, dans la même
soirée, que madame Deluc, ainsi que son fils aîné, entendit des
cris de femme dans le voisinage de l’auberge. Les cris furent
violents, mais ne durèrent pas longtemps. Madame Deluc reconnut
non-seulement l’écharpe trouvée dans le fourré, mais aussi la robe
qui habillait le cadavre. Un conducteur d’omnibus, Valence[13], déposa également alors qu’il avait vu
Marie Roget traverser la Seine en bateau, dans ce dimanche en
question, en compagnie d’un jeune homme d’une figure brune. Lui,
Valence, connaissait Marie et ne pouvait pas se tromper sur son
identité. Les objets trouvés dans le bosquet furent parfaitement
reconnus par les parents de Marie. Cette masse de dépositions et
d’informations que je récoltai aussi dans les journaux, à la
demande de Dupin, comprenait encore un point, – mais c’était un
point de la plus haute importance. Il paraît qu’immédiatement après
la découverte des objets ci-dessus indiqués on trouva, dans le
voisinage du lieu que l’on croyait maintenant avoir été le théâtre
du crime, le corps inanimé ou presque inanimé de Saint-Eustache, le
fiancé de Marie. Une fiole vide portant l’étiquette « laudanum »
était auprès de lui. Son haleine accusait le poison. Il mourut sans
prononcer une parole. On trouva sur lui une lettre racontant
brièvement son amour pour Marie et son dessein arrêté de suicide. «
Je ne crois pas avoir besoin de vous dire, – dit Dupin, comme il
achevait la lecture de mes notes, – que c’est là un cas beaucoup
plus compliqué que celui de la rue Morgue, duquel il diffère en un
point très-important. C’est là un exemple de crime atroce, mais
ordinaire. Nous n’y trouvons rien de particulièrement outré.
Observez, je vous prie, que c’est la raison pour laquelle le
mystère a paru simple ; quoique ce soit justement la même
raison qui aurait dû le faire considérer comme plus difficile à
résoudre. C’est pourquoi on a d’abord jugé superflu d’offrir une
récompense. Les mirmidons de G… étaient assez forts pour comprendre
comment et pourquoi une telle atrocité pouvait avoir été commise.
Leur imagination pouvait se figurer un mode, – plusieurs modes, un
motif, – plusieurs motifs ; et parce qu’il n’était pas
impossible que l’un de ces nombreux modes et motifs fût l’unique
réel, ils ont considéré comme démontré que le réel devait être un
de ceux-là. Mais l’aisance avec laquelle ils avaient conçu ces
idées diverses, et même le caractère plausible dont chacune était
revêtue, auraient dû être pris pour des indices de la difficulté
plutôt que de la facilité attachée à l’explication de l’énigme. Je
vous ai déjà fait observer que c’est par des saillies au-dessus du
plan ordinaire des choses, que la raison doit trouver sa voie, ou
jamais, dans sa recherche de la vérité, et que dans des cas tels
que celui-là, l’important n’est pas tant de se dire : « Quels sont
les faits qui se présentent ? » que de se dire : « Quels sont
les faits qui se présentent, qui ne se sont jamais présentés
auparavant ? » Dans les investigations faites chez madame
l’Espanaye[14], les agents de G… furent découragés et
confondus par cette étrangeté même qui eût été, pour une
intelligence bien faite, le plus sûr présage de succès ; et
cette même intelligence eût été plongée dans le désespoir par le
caractère ordinaire de tous les faits qui s’offrent à l’examen dans
le cas de la jeune parfumeuse et qui n’ont encore rien révélé de
positif, si ce n’est la présomption des fonctionnaires de la
préfecture. « Dans le cas de madame l’Espanaye et de sa fille, dès
le commencement de notre investigation, il n’y avait pour nous
aucun doute qu’un meurtre avait été commis. L’idée de suicide se
trouvait tout d’abord exclue. Dans le cas présent, nous avons
également à éliminer toute idée de suicide. Le corps trouvé à la
barrière du Roule a été trouvé dans des circonstances qui ne nous
permettent aucune hésitation sur ce point important. Mais on a
insinué que le cadavre trouvé n’est pas celui de la Marie Roget
dont l’assassin ou les assassins sont à découvrir, pour la
découverte desquels une récompense est offerte, et qui sont
l’unique objet de notre traité avec le préfet. Vous et moi, nous
connaissons assez bien ce gentleman. Nous ne devons pas trop nous
fier à lui. Soit que, prenant le corps trouvé pour point de départ
et suivant la piste d’un assassin, nous découvrions que ce corps
est celui d’une autre personne que Marie ; soit que, prenant
pour point de départ la Marie encore vivante, nous la retrouvions
non assassinée, – dans les deux cas, nous perdons notre peine,
puisque c’est avec M. G… que nous avons affaire. Donc, pour notre
propre but, si ce n’est pour le but de la justice, il est
indispensable que notre premier pas soit la constatation de
l’identité du cadavre avec la Marie Roget disparue. « Les arguments
de L’Étoile ont trouvé crédit dans le public ; et le journal
lui-même est convaincu de leur importance, ainsi qu’il résulte de
la manière dont il commence un de ses articles sur le sujet en
question : « Quelques-uns des journaux du matin, dit-il, parlent de
l’article concluant de L’Étoile dans son numéro de lundi.
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