» Pour
moi, cet article ne me paraît guère concluant que relativement au
zèle du rédacteur. Nous devons ne pas oublier qu’en général le but
de nos feuilles publiques est de créer une sensation, de faire du
piquant plutôt que de favoriser la cause de la vérité. Ce dernier
but n’est poursuivi que quand il semble coïncider avec le premier.
Le journal qui s’accorde avec l’opinion ordinaire (quelque bien
fondée que soit d’ailleurs cette opinion) n’obtient pas de crédit
parmi la foule. La masse du peuple considère comme profond celui-là
seul qui émet des contradictions piquantes de l’idée générale. En
logique aussi bien qu’en littérature, c’est l’épigramme qui est le
genre le plus immédiatement et le plus universellement apprécié.
Dans les deux cas, c’est le genre le plus bas selon l’ordre du
mérite. « Je veux dire que c’est le caractère mêlé d’épigramme et
de mélodrame de cette idée – que Marie Roget est encore vivante –
qui l’a suggérée à L’Étoile, plutôt qu’aucun véritable caractère
plausible, et qui lui a assuré un accueil favorable auprès du
public. Examinons les points principaux de l’argumentation de ce
journal et prenons bien garde à l’incohérence avec laquelle elle se
produit dès le principe. « L’écrivain vise d’abord à nous prouver,
par la brièveté de l’intervalle compris entre la disparition de
Marie et la découverte du corps flottant, que ce corps ne peut pas
être celui de Marie. Réduire cet intervalle à la dimension la plus
petite possible devient tout d’abord chose capitale pour
l’argumentateur. Dans la recherche inconsidérée de ce but, il se
précipite dès son début dans la pure supposition. « C’est une
folie, – dit-il, – de supposer que le meurtre, si un meurtre a été
commis sur cette personne, ait pu être consommé assez vite pour
permettre aux meurtriers de jeter le corps dans la rivière avant
minuit. » Nous demandons tout de suite, et très-naturellement
pourquoi. Pourquoi est-ce une folie de supposer que le meurtre a
été commis cinq minutes après que la jeune fille a quitté le
domicile de sa mère ? Pourquoi est-ce une folie de supposer
que le meurtre a été commis à un moment quelconque de la
journée ? Il s’est commis des assassinats à toutes les heures.
Mais, que le meurtre ait eu lieu à un moment quelconque entre neuf
heures du matin, dimanche, et minuit moins le quart, il serait
toujours resté bien assez de temps pour jeter le cadavre dans la
rivière avant minuit. Cette supposition se réduit donc à ceci : le
meurtre n’a pu être commis le dimanche ; et si nous permettons
à L’Étoile de supposer cela, nous pouvons lui accorder toutes les
libertés possibles. On peut imaginer que le paragraphe commençant
par : « C’est une folie de supposer que le meurtre etc. »,
quoiqu’il ait été imprimé sous cette forme par L’Étoile, avait été
réellement conçu dans le cerveau du rédacteur sous cette autre
forme : « C’est une folie de supposer que le meurtre, si un meurtre
a été commis sur cette personne, ait pu être consommé assez vite
pour permettre aux meurtriers de jeter le corps dans la rivière
avant minuit ; c’est une folie, disons-nous, de supposer cela,
et en même temps de supposer (comme nous voulons bien le supposer)
que le corps n’a été jeté à l’eau que passé minuit », opinion
passablement mal déduite, mais qui n’est pas aussi complètement
déraisonnable que celle imprimée. « Si j’avais eu simplement pour
but, – continua Dupin, – de réfuter ce passage de l’argumentation
de L’Étoile, j’aurais pu tout aussi bien le laisser où il est. Mais
ce n’est pas de L’Étoile que nous avons affaire, mais bien de la
vérité. La phrase en question, dans le cas actuel, n’a qu’un sens,
et ce sens, je l’ai nettement établi ; mais il est essentiel
que nous pénétrions derrière les mots pour chercher une idée que
ces mots donnent évidemment à entendre, sans l’exprimer
positivement. Le dessein du journaliste était de dire qu’il était
improbable, à quelque moment de la journée ou de la nuit de
dimanche que le meurtre eût été commis, que les assassins se
fussent hasardés à porter le corps à la rivière avant minuit. C’est
justement là que gît la supposition dont je me plains. On suppose
que le meurtre a été commis à un tel endroit et dans de telles
circonstances qu’il est devenu nécessaire de porter le corps à la
rivière. Or l’assassinat pourrait avoir eu lieu sur le bord de la
rivière, ou sur la rivière même ; et ainsi le lançage du corps
à l’eau, auquel on a eu recours, à n’importe quel moment du jour ou
de la nuit, se serait présenté comme le mode d’action le plus
immédiat, le plus sous la main. Vous comprenez que je ne suggère
ici rien qui me paraisse plus probable ou qui coïncide avec ma
propre opinion. Jusqu’à présent je n’ai pas en vue les éléments
mêmes de la cause. Je désire simplement vous mettre en garde contre
le ton général des suggestions de L’Étoile et appeler votre
attention sur le caractère de parti pris qui s’y manifeste tout
d’abord. « Ayant ainsi prescrit une limite accommodée à ses idées
préconçues, ayant supposé que, si ce corps était celui de Marie, il
n’aurait pu rester dans l’eau que pendant un laps de temps
très-court, le journal en vient à dire : « « L’expérience prouve
que les corps noyés, ou jetés à l’eau immédiatement après une mort
violente, ont besoin d’un temps comme de six à dix jours pour
qu’une décomposition suffisante les ramène à la surface des eaux.
Un cadavre sur lequel on tire le canon, et qui s’élève avant que
l’immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas de
replonger, si on l’abandonne à lui-même. » « Ces assertions ont été
acceptées tacitement par tous les journaux de Paris, à l’exception
du Moniteur[15]. Cette dernière feuille s’efforce de
combattre la partie du paragraphe qui a trait seulement aux corps
des noyés, en citant cinq ou six cas dans lesquels les corps de
personnes notoirement noyées ont été trouvés flottants après un
laps de temps moindre que celui fixé par L’Étoile. Mais il y a
quelque chose d’excessivement antiphilosophique dans cette
tentative que fait le Moniteur de repousser l’affirmation générale
de L’Étoile par une citation de cas particuliers militant contre
cette affirmation.
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