Le Nabab se croyant seul, eut un soupir de soulagement: «Ouf!.., c'est fini…» Mais non. En face de lui, quelqu'un se détache d'un angle déjà obscur et s'approche une lettre à la main.
Encore!
Et tout de suite, machinalement, le pauvre homme fit son geste éloquent de maquignon. Instinctivement aussi, le visiteur eut un mouvement de recul si prompt, si offensé, que le Nabab comprit qu'il se méprenait et se donna la peine de regarder le jeune homme qui se présentait devant lui, simplement mais correctement vêtu, le teint mat, sans le moindre frisson de barbe, les traits réguliers, peut-être un peu trop sérieux et fermés pour son âge, ce qui, avec ses cheveux d'un blond pâle, frisés par petites boucles comme une perruque poudrée, lui donnait l'aspect d'un jeune député du tiers sous Louis XVI, la tête d'un Barnave à vingt ans. Cette physionomie, quoique le Nabab la vit pour la première fois, ne lui était pas absolument inconnue.
«Que désirez-vous, Monsieur?»
Prenant la lettre que le jeune homme lui offrait, il s'approcha d'une fenêtre pour la lire.
«Té!… C'est de maman…»
Il dit cela d'un air si heureux, ce mot de «maman» illumina toute sa figure d'un sourire si jeune, si bon, que le visiteur, d'abord repoussé par l'aspect vulgaire de ce parvenu, se sentit plein de sympathie pour lui.
A demi-voix, le Nabab lisait ces quelques lignes d'une grosse écriture incorrecte et tremblée, qui contrastait avec le grand papier satiné, ayant pour en-tête: «Château de Saint Romans.»
«Mon cher fils, cette lettre te sera remise par l'aîné des enfants de M. de Géry, l'ancien juge de paix du Bourg-Saint-Andéol, qui s'est montré si bon pour nous…»
Le Nabab s'interrompit:
«J'aurais dû vous reconnaître, monsieur de Géry… Vous ressemblez à votre père… Asseyez-vous, je vous en prie.»
Puis il acheva de parcourir la lettre. Sa mère ne lui demandait rien de précis, mais, au nom des services que la famille de Géry leur avait rendus autrefois, elle lui recommandait M. Paul. Orphelin, chargé de ses deux jeunes frères, il s'était fait recevoir avocat dans le Midi et venait à Paris chercher fortune. Elle suppliait Jansoulet de l'aider, «car il en avait bien besoin, le pauvre.» Et elle signait: «Ta mère qui se languit de toi, Françoise.»
Cette lettre de sa mère, qu'il n'avait pas vue depuis six ans, ces expressions méridionales où il trouvait des intonations connues, cette grosse écriture qui dessinait pour lui un visage adoré, tout ridé, brûlé, crevassé, mais riant sous une coiffe de paysanne, avaient ému le Nabab. Depuis six semaines qu'il était en France, perdu dans le tourbillon de Paris, de son installation, il n'avait pas encore pensé à sa chère vieille; et maintenant il la revoyait toute dans ces lignes. Il resta un moment à regarder la lettre, qui tremblait entre ses gros doigts…
Puis, cette émotion passée:
«Monsieur de Géry, dit-il, je suis heureux de l'occasion qui va me permettre de vous rendre un peu des bontés que les vôtres ont eu pour les miens… Dès aujourd'hui, si vous y consentez, je vous prends avec moi… Vous êtes instruit, vous semblez intelligent, vous pouvez me rendre de grands services… J'ai mille projets, mille affaires. On me mêle à une foule de grosses entreprises industrielles… Il me faut quelqu'un qui m'aide, qui me supplée au besoin… J'ai bien un secrétaire, un intendant, ce brave Bompain; mais le malheureux ne connaît rien de Paris, il est comme ahuri depuis son arrivée… Vous me direz que vous tombez de votre province, vous aussi… Mais ça ne fait rien… Bien élevé comme vous l'êtes, Méridional, alerte et souple, ça se prend vite le courant du boulevard… D'ailleurs je me charge de faire votre éducation à ce point de vue-là. Dans quelques semaines vous aurez, j'en réponds, le pied aussi parisien que moi.»
Pauvre homme. C'était attendrissant de l'entendre parler de son pied parisieïn et de son expérience, lui qui devait en être toujours à ses débuts.
«… Voilà qui est entendu, n'est-ce pas?… Je vous prends comme secrétaire… Vous aurez un appointement fixe que nous allons régler tout à l'heure; et je vous fournirai l'occasion de faire votre fortune rapidement…»
Et comme de Géry, tiré subitement de toutes ses incertitudes d'arrivant, de solliciteur, de néophyte, ne bougeait pas de peur de s'éveiller d'un rêve:
«Maintenant, lui dit le Nabab d'une voix douce, asseyez-vous là, près de moi, et parlons un peu de maman.»
III
MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.—SIMPLE COUP D'OEIL JETÉ SUR LA CAISSE TERRITORIALE.
Je venais d'achever mon humble collation du matin, et de serrer selon mon habitude le restant de mes petites provisions dans le coffre-fort de la salle du conseil, un magnifique coffre-fort à secret, qui me sert de garde-manger depuis bientôt quatre ans que je suis à la Territoriale; soudain, le gouverneur entre dans les bureaux, tout rouge, les yeux allumés comme au sortir d'une bombance, respire bruyamment, et me dit en termes grossiers, avec son accent d'Italie:
«Mais ça empeste ici, Moussiou Passajon.»
Ça n'empestait pas, si vous voulez. Seulement, le dirai-je? J'avais fait revenir quelques oignons, pour mettre autour d'un morceau de jarret de veau, que m'avait descendu mademoiselle Séraphine, la cuisinière du second, dont j'écris la dépense tous les soirs. J'ai voulu expliquer la chose au gouverneur; mais il s'est mis furieux, disant par sa raison qu'il n'y avait point de bon sens d'empoisonner des bureaux de cette manière, et que ce n'était pas la peine d'avoir un local de douze mille francs de loyer, avec huit fenêtres de façade en plein boulevard Malesherbes, pour y faire roussir des oignons. Je ne sais pas tout ce qu'il ne m'a pas dit, dans son effervescence. Moi, naturellement, je me suis vexé de m'entendre parler sur ce ton insolent. C'est bien le moins qu'on soit poli avec les gens qu'on ne paie pas, que diantre! Alors, je lui ai répondu que c'était bien fâcheux, en effet; mais que si la Caisse territoriale me réglait ce qu'elle me doit, assavoir quatre ans d'appointements arriérés, plus sept mille francs d'avances personnelles par moi faites au gouverneur pour frais de voitures, journaux, cigares et grogs américains, les jours de conseil,—je m'en irais manger honnêtement à la gargote prochaine et je ne serais pas réduit à faire cuire dans la salle de nos séances un malheureux fricot dû à la commisération publique des cuisinières. Attrape…
En parlant ainsi, j'avais cédé à un mouvement d'indignation bien excusable aux yeux de toute personne quelconque connaissant ma situation ici. Encore n'avais-je rien dit de malséant, et m'étais-je tenu dans les bornes d'un langage conforme à mon âge et à mon éducation. (Je dois avoir consigné quelque part dans ces mémoires que, sur mes soixante-cinq ans révolus, j'en avais passé plus de trente comme appariteur à la Faculté des lettres de Dijon. De là mon goût pour les rapports, les mémoires et ces notions de style académique dont on trouvera la trace en maint endroit de cette élucubration.) Je m'étais donc exprimé vis-à-vis du gouverneur avec la plus grande réserve, sans employer aucune de ces injures dont tout chacun ici l'abreuve à la journée, depuis nos deux censeurs, M. de Monpavon, qui toutes les fois qu'il vient l'appelle en riant «Fleur-de-Mazas,» et M. de Bois-l'Héry, du cercle des Trompettes, grossier comme un palefrenier, qui lui dit toujours pour adieu: «A ton bois de lit, punaise!» jusqu'à notre caissier, que j'ai entendu lui répéter cent fois en tapant sur son grand livre: «qu'il a là de quoi le faire fiche aux galères quand il voudra.» Eh bien! c'est égal, ma simple observation a produit sur lui un effet extraordinaire. Le tour de ses yeux est devenu tout jaune, et il a proféré ces paroles en tremblant de colère, une de ces mauvaises colères de son pays: «Passajon, vous êtes un goujat… Un mot de plus et je vous chasse.» J'en suis resté cloué de stupeur. Me chasser, moi! et mes quatre ans d'arriéré, et mes sept mille francs d'avances?… Comme s'il lisait couramment mon idée, le gouverneur m'a répondu que tous les comptes allaient être réglés, y compris le mien. «Du reste, a-t-il ajouté, faites venir ces messieurs dans mon cabinet. J'ai une grande nouvelle à leur apprendre.» Là-dessus, il est entré chez lui en claquant les portes.
Ce diable d'homme. On a beau le connaître à fond, savoir comme il est menteur, comédien, il s'arrange toujours pour vous retourner avec ses histoires… Mon compte, à moi!… à moi!… J'en étais si ému que mes jambes se dérobaient pendant que j'allais prévenir le personnel.
Réglementairement, nous sommes douze employés à la Caisse territoriale, y compris le gouverneur, et le beau Moëssard, directeur de la Vérité financière; mais il y en a plus de la moitié qui manque.
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