D'abord, depuis que la Vérité ne paraît plus—voilà deux ans de ça—M. Moëssard n'a pas remis une fois les pieds chez nous. Il paraît qu'il est dans les honneurs, dans les richesses, qu'il a pour bonne amie une reine, une vraie reine, qui lui donne autant d'argent qu'il veut… Oh! ce Paris, quelle Babylone… Les autres viennent de temps en temps s'informer s'il n'y a pas par hasard du nouveau à la caisse; et, comme il n'y en a jamais, on reste des semaines sans les voir. Quatre ou cinq fidèles, tous des pauvres vieux comme moi, s'entêtent à paraître régulièrement tous les matins à la même heure, par habitude, par désoeuvrement, embarras de savoir que devenir; seulement chacun s'occupe de choses tout à fait étrangères au bureau. Il faut vivre, écoutez donc! Et puis on ne peut pas passer sa journée à se traîner de fauteuil en fauteuil, de fenêtre en fenêtre, pour regarder au dehors (huit fenêtres de façade sur le boulevard). Alors on tâche de travailler comme on peut. Moi, n'est-ce pas, je tiens les écritures de Mademoiselle Séraphine et d'une autre cuisinière de la maison. Puis j'écris mes mémoires, ce qui me prend encore pas mal de temps. Notre garçon de recette,—en voilà un qui n'a pas grande besogne chez nous,—fait du filet pour une maison d'ustensiles de pêche. De nos deux expéditionnaires, l'un, qui a une belle main, copie des pièces pour une agence dramatique; l'autre invente des petits jouets d'un sou que les camelots vendent au coin des rues au moment du jour de l'an, et trouve moyen avec cela de s'empêcher de mourir de faim tout le reste de l'année. Il n'y a que notre caissier qui ne travaille pas pour le dehors. Il se croirait perdu d'honneur. C'est un homme très fier, qui ne se plaint jamais, et dont la seule crainte est d'avoir l'air de manquer de linge. Fermé à clef dans son bureau, il s'occupe du matin au soir à fabriquer des devants de chemise, des cols et des manchettes en papier. Il est arrivé à y être d'une très grande adresse, et son linge toujours éblouissant fait illusion, sinon qu'au moindre mouvement, quand il marche, quand il s'assied, ça craque sur lui comme s'il avait une boîte en carton dans l'estomac. Malheureusement tout ce papier ne le nourrit pas; et il est maigre, il vous a une mine, on se demande de quoi il peut vivre. Entre nous, je le soupçonne de faire quelquefois une visite à mon garde-manger. Cela lui est facile; car, en qualité du caissier, il a le «mot» qui ouvre le coffre à secret, et je crois que, quand j'ai le dos tourné, il fourrage un peu dans mes nourritures.

Voilà certainement un intérieur de maison de banque bien extraordinaire, bien incroyable. C'est pourtant la vérité pure que je raconte, et Paris est plein d'institutions financières du genre de la nôtre. Ah! si jamais je publie mes mémoires… Mais reprenons le fil interrompu de mon récit.

En nous voyant tous réunis dans son cabinet, le directeur nous a dit avec solennité:

«Messieurs et chers camarades, le temps des éprouves est fini… La Caisse territoriale inaugure une nouvelle phase.» Sur ce, il s'est mis à nous parler d'une superbe combinazione—c'est son mot favori, et il le dit d'une façon insinuante,—une combinazione dans laquelle entrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les journaux. La Caisse territoriale allait donc pouvoir s'acquitter envers les serviteurs fidèles, reconnaître les dévouements, se défaire des inutilités. Ceci pour moi, j'imagine. Et enfin: «Préparez vos notes… Tous les comptes seront soldés dès demain.» Par malheur, il nous a si souvent bercés de paroles mensongères, que l'effet de son discours a été perdu. Autrefois, ces belles promesses prenaient toujours. A l'annonce d'une nouvelle combinazione, on sautait, on pleurait de joie dans les bureaux, on s'embrassait comme des naufragés apercevant une voile.

Chacun préparait sa note pour le lendemain, comme il nous l'avait dit.
Mais le lendemain, pas de gouverneur. Le surlendemain, encore personne.
Il était allé faire un petit voyage.

Enfin, quand on se trouvait tous là, exaspérés, tirant la langue, enragés de cette eau qu'il vous avait fait venir à la bouche, le gouverneur arrivait, se laissait choir dans un fauteuil, la tête dans ses mains, et, avant qu'on eût pu lui parler: «Tuez-moi, disait-il, tuez-moi. Je suis un misérable imposteur… La combinazione a manqué… Elle a manqué, pechero! la combinazione.» Et il criait, sanglotait, se jetait à genoux, s'arrachait les cheveux par poignées, se roulait sur le tapis; il nous appelait tous par nos petits noms, nous suppliait de prendre ses jours, parlait de sa femme et de ses enfants dont il avait consommé la ruine. Et personne de nous n'avait la force de réclamer devant un désespoir pareil. Que dis-je? On finissait par s'attendrir avec lui. Non, depuis qu'il y a des théâtres, jamais il ne s'est vu un comédien de cette force.