Bonne Maman jetait son coup d'oeil général, piquait ici une épingle, renouait un ruban là, redressait la cravate paternelle; mais, tandis que tout ce petit monde piaffait d'impatience, appelé au dehors par la beauté du jour, voilà un coup de sonnette qui retentit et vient troubler la fête.
—Si on n'ouvrait pas?… proposent les enfants.
Et quel soulagement, quel cri de joie en voyant entrer l'ami Paul!
—Vite, vite, venez; qu'on vous apprenne la bonne nouvelle…
Il le savait bien avant tous que la pièce était reçue. Il avait eu assez de mal pour la faire lire à Cardailhac, qui, sur la seule vue des «petites lignes», comme il appelait les vers, voulait envoyer le manuscrit à la Levantine et à son masseur, ainsi que cela se pratiquait pour tous les ours du théâtre. Mais Paul se garda de parler de son intervention. Quant à l'autre événement, celui dont on ne disait mot à cause des enfants, il le devina sans peine au bonjour frémissant de Maranne, dont la blonde crinière se tenait toute droite sur son front à force d'être relevée à deux mains par le poète, comme il faisait toujours dans ses moments de joie, au maintien un peu embarrassé d'Élise, aux airs triomphants de M. Joyeuse, qui se redressait dans ses habits frais, tout le bonheur des siens écrit sur sa figure.
Bonne Maman seule gardait son air paisible d'habitude; mais on sentait en elle, dans son empressement autour de sa soeur, une certaine attention encore plus tendre, un soin de la rendre jolie. Et c'était délicieux ces vingt ans qui en paraient d'autres, sans envie, sans regret, avec quelque chose du doux renoncement d'une mère fêtant le jeune amour de sa fille en souvenir d'un bonheur passé. Paul voyait cela, il était même seul à le voir; mais, tout en admirant Aline, il se demandait avec tristesse s'il y aurait jamais place en ce coeur maternel pour d'autres affections que celles de la famille, des préoccupations en dehors du cercle tranquille et lumineux où Bonne Maman présidait si gentiment le travail du soir.
L'Amour est, comme on sait, un pauvre aveugle privé par-dessus le marché de l'ouïe, de la parole, et ne se conduisant que par des presciences, des divinations, des facultés nerveuses de malade. C'est pitié vraiment de le voir errer, tâtonner, porter à faux tous ses pas, frôler du doigt les appuis où il se guide avec des maladresses méfiantes d'infirme. Au moment même où il mettait en doute la sensibilité d'Aline, Paul, annonçant à ses amis qu'il partait pour un voyage de plusieurs jours, peut-être de plusieurs semaines, ne vit pas la pâleur subite de la jeune fille, n'entendit pas le cri douloureux échappé de ses lèvres discrètes:
«Vous partez?»
Il partait, il allait à Tunis, bien inquiet de laisser son pauvre Nabab au milieu de sa meute enragée; pourtant la protection de Mora le rassurait un peu, et puis ce voyage était indispensable.
«Et la Territoriale? demanda le vieux comptable revenant toujours à son idée… Où ça en est-il?… Je vois encore le nom de Jansoulet en tête du conseil d'administration… Vous ne pouvez donc pas le tirer de cette caverne d'Ali-Baba?… Prenez garde… prenez garde…
—Eh! je le sais bien, monsieur Joyeuse… Mais, pour sortir de là avec honneur, il faut de l'argent, beaucoup d'argent, un nouveau sacrifice de deux ou trois millions; et nous ne les avons pas… C'est justement pour cela que je vais à Tunis essayer d'arracher à la rapacité du bey un morceau de cette grande fortune qu'il détient si injustement… En ce moment, j'ai encore quelque chance de réussir, tandis que plus tard peut-être…
—Partez vite alors, mon cher garçon, et si vous revenez avec un gros sac, ce que je vous souhaite, occupez-vous avant tout de la bande Paganetti. Songez qu'il suffit d'un actionnaire moins patient que les autres pour tout faire sauter, exiger une enquête; et vous savez, vous, ce qu'elle révélerait, l'enquête… A la réflexion même, ajouta M. Joyeuse dont le front se plissait, je m'étonne que Hemerlingue, dans sa haine contre vous, ne se soit pas procuré en sous-main quelques actions…»
Il fut interrompu par le concert de malédictions, d'imprécations que soulevait le nom de Hemerlingue parmi toute cette jeunesse haïssant le gros banquier pour le mal qu'il avait fait au père, pour celui qu'il voulait à ce bon Nabab adoré dans la maison à travers Paul de Géry.
«Hemerlingue, sans coeur!… Scélérat!… Méchant homme!»
Mais, au milieu de tous ces cris, l'Imaginaire continuait sa supposition du gros baron devenant actionnaire de la Territoriale pour pouvoir citer son ennemi devant les tribunaux. Et l'on se figure la stupeur d'André Maranne absolument étranger à toute cette affaire, lorsqu'il vit M. Joyeuse se tourner vers lui, la face pourpre et gonflée, et le désigner du doigt avec ces mots terribles:
«Le plus coquin ici, c'est encore vous, monsieur.
—Oh! papa, papa… qu'est-ce que tu dis?
—Hein?… Quoi donc?… Ah! pardon, mon cher André… Je me croyais dans le cabinet du juge d'instruction, en face de ce drôle… C'est ma maudite cervelle qui s'emporte toujours au diable au vert…»
Un fou rire éclata, jaillit dehors par toutes les croisées ouvertes, alla se mêler aux mille bruits de voitures roulantes et de peuple endimanché remontant l'avenue des Ternes; et l'auteur de Révolte profita de la diversion pour demander si on n'allait pas bientôt se mettre en route… Il était tard… les bonnes places seraient prises dans le Bois…
«Au Bois de Boulogne, un dimanche! fit Paul de Géry.
—Oh! notre bois n'est pas le vôtre, répondit Aline en souriant… Venez avec nous, vous verrez.»
* * * * *
Vous est-il arrivé, promeneur solitaire et contemplatif, de vous coucher à plat-ventre dans le taillis herbeux d'une forêt, parmi cette végétation particulière poussée entre les feuilles tombées de l'automne, variée, multiple, et de laisser vos yeux errer au ras de terre devant vous? Peu à peu le sentiment de la hauteur se perd, les branches croisées des chênes au-dessus de vos têtes forment un ciel inaccessible, et vous voyez une forêt nouvelle s'étendre sous l'autre, ouvrir ses avenues profondes pénétrées d'une lumière verte et mystérieuse, formées d'arbustes frêles ou chevelus terminés en cimes rondes avec des apparences exotiques ou sauvages, des hampes de cannes à sucre, des grâces roides de palmiers, des coupes fines retenant une goutte d'eau, des girandoles portant de petites lumières jaunes que le vent souffle en passant. Et le miracle, c'est que, sous ces ombres légères, vivent des plantes minuscules et des milliers d'insectes dont l'existence, vue de si près, vous révèle tous ses mystères. Une fourmi, embarrassée comme un bûcheron sous le faix, traîne un brin d'écorce plus gros qu'elle; un scarabée chemine sur une herbe jetée comme un pont d'un tronc à un autre, pendant que, sous une haute fougère isolée dans un rond-point tout velouté de mousse, une petite bête bleue ou rouge attend, les antennes droites, qu'une autre bestiole en route là-bas par quelque allée déserte arrive au rendez-vous sous l'arbre géant. C'est une petite forêt sous la grande, trop près du sol pour que celle-ci l'aperçoive, trop humble, trop cachée pour être atteinte par son grand orchestre de chants et de tempêtes.
Un phénomène semblable se passe au Bois de Boulogne. Derrière ces allées sablées, arrosées et nettes, où des files de roues tournant lentement autour du lac tracent tout le jour un sillon sans cesse parcouru, machinal, derrière cet admirable décor de verdures en murailles, d'eau captive, de roches fleuries, le vrai bois, le bois sauvage, aux taillis vivaces, pousse et repousse, formant des abris impénétrables, traversés de menus sentiers, de sources bruissantes. Cela, c'est le bois des petits, le bois des humbles, la petite forêt sous la grande. Et Paul, qui, de l'aristocratique promenade parisienne ne connaissait que les longues avenues, le lac étincelant aperçu du fond d'un carrosse ou du haut d'un break à quatre roues dans la poussière d'un retour de Lonchamps, s'étonnait de voir le coin délicieusement abrité où ses amis l'avaient conduit.
C'était au bord d'un étang jeté en miroir sous des saules, couvert de nénuphars et de lentilles d'eau, coupé de place en place de larges moires blanches, rayons tombés, étalés sur la surface luisante, et que de grandes pattes d'argyronètes rayaient comme avec des pointes de diamant.
Sur les berges en pente abritées d'une verdure déjà serrée quoique grêle, on s'était assis pour écouter la lecture, et les jolies figures attentives, les jupes gonflées sur l'herbe faisaient penser à quelque Décameron plus naïf et plus chaste, dans une atmosphère reposée. Pour compléter ce bien-être de nature, cet aspect de campagne lointaine, deux ailes de moulin, dans un écart de branches, tournaient vers Suresnes, tandis que de l'éblouissante vision luxueuse croisée à tous les carrefours du bois, il n'arrivait qu'un roulement confus et perpétuel qu'on finissait par ne plus entendre. La voix du poète, éloquente et jeune, montait seule dans le silence, les vers s'envolaient frémissants, répétés tout bas par d'autres lèvres émues, et c'étaient des approbations étouffées, des frissons aux passages tragiques. Même on vit Bonne Maman essuyer une grosse larme. Ce que c'est pourtant que de n'avoir pas de broderie en main.
La première oeuvre!… Révolte était cela pour André, cette première oeuvre toujours trop abondante et touffue dans laquelle l'auteur jette d'abord tout un arriéré d'idées, d'opinions, pressées comme les eaux au bord d'une écluse, et qui est souvent la plus riche sinon la meilleure d'un écrivain. Quant au sort qui l'attendait, nul n'aurait pu le dire; et l'incertitude planant sur la lecture du drame ajoutait à son émotion celle de chaque auditeur, les voeux tout de blanc vêtus de mademoiselle Élise, les hallucinations fantaisistes de M. Joyeuse, et les souhaits plus positifs d'Aline installant d'avance la modeste fortune de sa soeur dans le nid, battu des vents mais envié de la foule, d'un ménage d'artiste.
Ah! si quelqu'un de ces promeneurs tournant pour la centième fois autour du lac, accablé par la monotonie de son habitude, était venu écarter les branches, quelle surprise devant ce tableau! Mais se serait-il bien douté de tout ce qu'il pouvait tenir de passion, de rêves, de poésie et d'espérance dans ce petit coin de verdure guère plus large que l'ombre dentelée d'une fougère sur la mousse?
«Vous aviez raison, je ne connaissais pas le Bois…» disait Paul tout bas à Aline appuyée sur son bras.
Ils suivaient maintenant une allée étroite et couverte, et tout en causant marchaient d'un pas très vif, bien en avant des autres. Ce n'était pourtant pas la terrasse du père Kontzen ni ses fritures croustillantes qui les attiraient. Non, les beaux vers qu'ils venaient d'entendre les avaient emportés très haut, et ils n'étaient pas encore redescendus. Ils allaient devant eux vers le bout toujours fuyant du chemin qui s'élargissait à son extrémité dans une gloire lumineuse, une poussière de rayons comme si tout le soleil de cette belle journée les attendait, tombé à la lisière. Jamais Paul ne s'était senti si heureux. Ce bras léger posé sur son bras, ce pas d'enfant où le sien se guidait, lui auraient rendu la vie douce et facile autant que cette promenade sur la mousse d'une allée verte.
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