Il l'eût dit à la jeune fille, simplement, comme il le sentait, s'il n'avait craint d'effaroucher cette confiance d'Aline causée sans doute par le sentiment dont elle le savait possédé pour une autre et qui semblait écarter d'eux toute pensée d'amour.
Tout à coup, droit devant eux, là-bas sur le fond clair, un groupe de cavaliers se détacha, d'abord vague et indistinct, laissant voir un homme et une femme élégamment montés et s'engageant dans l'allée mystérieuse parmi les barres d'or, les ombres feuillagées, les mille points de lumière dont le sol était jonché, qu'ils déplaçaient en avançant par bonds et qui remontaient sur eux en ramages du poitrail des chevaux jusqu'au voile bleu de l'amazone. Cela venait lentement, capricieusement, et les deux jeunes gens, qui s'étaient engagés dans le massif, purent voir passer tout près d'eux, avec des craquements de cuir neuf, un bruit de mors fièrement secoués et blancs d'écume comme après une galopade furieuse, deux bêtes superbes portant un couple humain étroitement uni par le rétrécissement du sentier; lui, soutenant d'un bras la taille souple moulée dans un corsage de drap sombre, elle, la main à l'épaule du cavalier et sa petite tête en profil perdu sous le tulle à demi retombé de la voilette—appuyée dessus tendrement. Cet enlacement amoureux bercé par l'impatience des montures un peu retenues dans leur fougue, ce baiser confondant les rênes, cette passion qui courait le bois en chasse, au milieu du jour, avec un tel mépris de l'opinion aurait suffi à trahir le duc et Félicia, si l'ensemble fier et charmeur de l'amazone et l'aisance aristocratique de son compagnon, sa pâleur légèrement colorée par la course et les perles miraculeuses de Jenkins, ne les eussent déjà fait reconnaître.
Ce n'était pas extraordinaire de rencontrer Mora au Bois un dimanche. Il aimait ainsi que son maître à se faire voir aux Parisiens, à entretenir sa popularité dans tous les publics; puis, la duchesse ne l'accompagnait jamais ce jour-là et il pouvait tout à son aise faire une halte dans ce petit chalet de Saint-James connu de tout Paris, et dont les lycéens se montraient en chuchotant les tourelles roses découpées entre les arbres. Mais il fallait une folle, une affronteuse comme cette Félicia pour s'afficher ainsi, se perdre de réputation à tout jamais… Un bruit de terrain battu, de buissons frôlés diminué par l'éloignement, quelques herbes courbées qui se redressaient, des branches écartées reprenant leur place, c'était tout ce qui restait de l'apparition.
«Vous avez vu?» dit Paul le premier.
Elle avait vu, et elle avait compris, malgré sa candeur d'honnêteté, car une rougeur se répandait sur ses traits, une de ces hontes ressenties pour les fautes de ceux qu'on aime.
«Pauvre Félicia,» dit-elle tout bas, en plaignant non seulement la malheureuse abandonnée qui venait de passer devant eux, mais aussi celui que cette défection devait frapper en plein coeur. La vérité est que Paul de Géry n'avait eu aucune surprise de cette rencontre, qui justifiait des soupçons antérieurs et l'éloignement instinctif éprouvé pour la charmeuse dans leur dîner des jours précédents. Mais il lui sembla doux d'être plaint par Aline, de sentir l'apitoiement de cette voix plus tendre, de ce bras qui s'appuyait davantage. Comme les enfants qui font les malades pour la joie des câlineries maternelles, il laissa la consolatrice s'ingénier autour de son chagrin, lui parler de ses frères, du Nabab, et du prochain voyage à Tunis, un beau pays, disait-on. «Il faudra nous écrire souvent, et de longues lettres, sur les curiosités de la route, l'endroit que vous habiterez… Car on voit mieux ceux qui sont loin quand on peut se figurer le milieu où ils vivent.» Tout en causant, ils arrivaient au bout de l'allée couverte, terminée par une immense clairière dans laquelle se mouvait le tumulte du Bois, voitures et cavaliers s'alternant, et la foule à cette distance piétinant dans une poudre floconneuse qui la massait confusément en troupeau. Paul ralentit le pas, enhardi par cette dernière minute de solitude.
«Savez-vous à quoi je pense, dit-il en prenant la main d'Aline; c'est qu'on aurait plaisir à être malheureux pour se faire consoler par vous. Mais, si précieuse que me soit votre pitié, je ne puis pourtant vous laisser vous attendrir sur un mal imaginaire… Non, mon coeur n'est pas brisé, mais plus vivant, plus fort au contraire. Et si je vous disais quel miracle l'a préservé, quel talisman…»
Il lui mit sous les yeux un petit cadre ovale entourant un profil sans ombres, un simple contour au crayon où elle se reconnut, surprise d'être si jolie, comme reflétée dans le miroir magique de l'Amour. Des larmes lui vinrent aux yeux sans qu'elle sût pourquoi, une source ouverte dont le flot battait sa poitrine chaste. Il continua:
«Ce portrait m'appartient. Il a été fait pour moi… Cependant, au moment de partir, un scrupule m'est venu. Je ne veux le tenir que de vous-même… Prenez-le donc, et si vous trouvez un ami plus digne, quelqu'un qui vous aime d'un amour plus profond, plus loyal que le mien, je vous permets de le lui donner.»
Elle s'était remise de son trouble, et regardant de Géry bien en face avec une tendresse sérieuse:
«Si je n'écoutais que mon coeur, je n'hésiterais pas à vous répondre; car si vous m'aimez comme vous dites, je crois bien que je vous aime aussi… Mais je ne suis pas libre, je ne suis pas seule dans la vie… regardez là-bas…»
Elle montrait son père et ses soeurs qui leur faisaient signe de loin, se hâtaient pour les rejoindre.
«Eh bien! et moi? fit Paul vivement… Est-ce que je n'ai pas les mêmes devoirs, les mêmes charges?… Nous sommes comme deux veufs chefs de famille… Ne voulez-vous pas aimer les miens autant que j'aime les vôtres?…
—Vrai?… C'est vrai? Vous me laisserez avec eux?… Je serai Aline pour vous et toujours Bonne Maman pour tous nos enfants? Oh! alors, dit la chère créature rayonnante de joie et de lumière, alors voilà mon portrait, je vous le donne… Et puis toute mon âme avec, et pour toujours…»
XVIII
LES PERLES JENKINS
Environ huit jours après son aventure avec Moëssard, complication nouvelle dans le terrible gâchis de ses affaires, Jansoulet en sortant de la Chambre, un jeudi, se fit conduire à l'hôtel de Mora. Il n'y était pas retourné depuis l'algarade de la rue Royale, et l'idée de se trouver en présence du duc faisait courir sous son solide épiderme quelque chose de la panique qui agite un lycéen montant chez le proviseur après une rixe à l'Étude. Il fallait pourtant subir la gêne de cette première entrevue. Le bruit courait par les bureaux que Le Merquier avait terminé son rapport, chef-d'oeuvre de logique et de férocité, concluant à l'invalidation et devant l'emporter haut la main, à moins que Mora, si puissant à l'Assemblée, ne vînt lui-même lui donner son mot d'ordre. Partie sérieuse, comme on voit, et qui enfiévrait les joues du Nabab, pendant que dans les glaces biseautées de son coupé il étudiait sa mine, ses sourires de courtisan, cherchant à se préparer une entrée ingénieuse, un de ses coups d'effronterie bon enfant qui avaient causé sa fortune chez Ahmed et le servaient encore auprès de l'Excellence française,—le tout accompagné de battements de coeur et de ces frissons entre les épaules qui précèdent, même faites en carrosse doré, les démarches décisives.
Arrivé à l'hôtel par le bord de l'eau, il fut très étonné de voir que le suisse du quai, comme aux jours de grande réception, faisait prendre aux voitures la rue de Lille, afin de laisser une porte libre pour la sortie. Il songea, un peu troublé: «Qu'est-ce qu'il se passe?» Peut-être un concert chez la duchesse, une vente de charité, quelque fête d'où Mora l'aurait exclu à cause du scandale de sa dernière aventure. Et ce trouble s'accrut encore lorsque Jansoulet, après avoir traversé la cour d'honneur au milieu du fracas des portières refermées, d'un roulement sourd et continu sur le sable, se trouva—le perron franchi—dans l'immense salon d'antichambre rempli d'une foule qui ne dépassait aucune des portes intérieures, concentrant son va-et-vient anxieux autour de la table du suisse où s'inscrivaient tous les noms célèbres du grand Paris. Il semblait qu'un coup de vent de désastre eût traversé la maison, emporté un peu de son calme grandiose, laissé filtrer dans son bien-être l'inquiétude et le danger.
«Quel malheur!…
—Ah! c'est affreux…
—Et si subitement…»
Les gens se croisaient en échangeant des mots semblables. Jansoulet eut une pensée rapide:
«Est-ce que le duc est malade? demanda-t-il à un domestique.
—Ah! Monsieur… Il va mourir… Il ne passera pas la nuit.»
La toiture du palais s'écroulant sur sa tête ne l'aurait pas mieux assommé. Il vit tourbillonner des papillons rouges, chancela et se laissa tomber assis sur une banquette de velours à côté de la grande cage des singes qui, surexcités dans tout ce train, suspendus par la queue, par leurs petites mains au long pouce, s'accrochaient en grappe aux barreaux, et curieux, effarés, venaient assaillir de leurs plus réjouissantes grimaces de macaques ce gros homme stupéfait, fixant les dalles, se répétant tout haut à lui-même: «Je suis perdu… Je suis perdu…»
Le duc se mourait. Cela l'avait pris subitement le dimanche en revenant du Bois. Il s'était senti atteint d'intolérables brûlures d'entrailles qui lui dessinaient comme au fer rouge toute l'anatomie de son corps, alternaient avec un froid léthargique et de longs assoupissements. Jenkins, mandé tout de suite, ne dit pas grand'chose, ordonna quelques calmants. Le lendemain, les douleurs recommencèrent plus fortes et suivies de la même torpeur glaciale, plus accentuée aussi, comme si la vie s'en allait par secousses violentes, déracinée. A l'entour, personne ne s'en émut.
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