Monpavon avait pris le lit, plus atteint qu'il ne voulait le laisser croire. On était sans nouvelles.

«Est-il mort?» se dit Jansoulet en sortant du cercle, et l'envie lui vint d'aller voir là-bas avant de rentrer. Ce n'était plus l'espérance qui le poussait maintenant, mais cette sorte de curiosité maladive et nerveuse qui ramène après un grand incendie les malheureux sinistrés, ruinés et sans asile, sur les décombres de leur maison.

Quoiqu'il fût de très bonne heure encore, qu'une rose buée d'aube roulât dans l'air, tout l'hôtel était grand ouvert comme pour un départ solennel. Les lampes fumaient toujours sur les cheminées, une poussière flottait. Le Nabab avança dans une solitude inexplicable d'abandon jusqu'au premier étage où il entendit une voix connue, celle de Cardailhac, qui dictait des noms, et le grincement des plumes sur le papier. L'habile metteur en scène des fêtes du bey organisait avec la même ardeur les pompes funèbres du duc de Mora. Quelle activité! L'Excellence était morte dans la soirée, dès le matin dix mille lettres s'imprimaient déjà, et tout ce qui dans la maison savait tenir une plume, s'occupait aux adresses. Sans traverser ces bureaux improvisés, Jansoulet arrivait au salon d'attente si peuplé d'ordinaire, aujourd'hui tous ses fauteuils vides. Au milieu, sur une table, le chapeau, la canne et les gants de M. le duc, toujours préparés pour les sorties imprévues de façon à éviter même le souci d'un ordre. Les objets que nous portons gardent quelque chose de nous. La courbe du chapeau rappelait celle des moustaches, les gants clairs étaient prêts à serrer le jonc chinois souple et solide, tout l'ensemble frémissait et vivait comme si le duc allait paraître, étendre la main en causant, prendre cela et sortir.

Oh! non, M. le duc n'allait pas sortir… Jansoulet n'eut qu'à s'approcher de la porte de la chambre entre-bâillée, pour voir sur le lit élevé de trois marches—toujours l'estrade même après la mort—une forme rigide, hautaine, un profil immobile et vieilli, transformé par la barbe poussée toute grise en une nuit; contre le chevet en pente, agenouillée, affaissée dans les draperies blanches, une femme dont les cheveux blonds ruisselaient abandonnés, prêts à tomber sous les ciseaux de l'éternel veuvage, puis un prêtre, une religieuse, recueillis dans cette atmosphère de la veillée mortuaire où se mêlent la fatigue des nuits blanches et les chuchotements de la prière et de l'ombre.

Cette chambre où tant d'ambitions avaient senti grandir leurs ailes, où s'agitèrent tant d'espoirs et de déconvenues, était tout à l'apaisement de la mort qui passe. Pas un bruit, pas un soupir. Seulement, malgré l'heure matinale, là-bas, vers le pont de la Concorde, une petite clarinette aigre et vive dominait le roulement des premières voitures; mais sa raillerie énervante était désormais perdue pour celui qui dormait là, montrant au Nabab épouvanté l'image de son propre destin, froidi, décoloré, prêt pour la tombe.

D'autres que Jansoulet l'ont vue plus lugubre encore, cette pièce mortuaire. Les fenêtres grandes ouvertes. La nuit et le vent du jardin entrant librement dans un grand courant d'air. Une forme sur un tréteau: le corps qu'on venait d'embaumer. La tête creuse, remplie d'une éponge, la cervelle dans un baquet. Le poids de cette cervelle d'homme d'État était vraiment extraordinaire. Elle pesait, elle pesait… Les journaux du temps ont dit le chiffre. Mais qui s'en souvient aujourd'hui?

XIX

LES FUNÉRAILLES

Ne pleure pas, ma fée, tu m'enlèves tout mon courage. Voyons, tu seras bien plus heureuse quand tu n'auras plus ton affreux démon… Tu vas retourner à Fontainebleau soigner tes poules… Les dix mille francs de Brahim serviront à t'installer… Et puis, n'aie pas peur, une fois là-bas, je t'enverrai de l'argent. Puisque ce bey veut avoir de ma sculpture, on va lui faire payer la façon, tu penses… Je reviendrai riche, riche… Qui sait? Peut-être sultane…

—Oui, tu seras sultane… mais moi, je serai morte, et je ne te verrai plus.»

Et la bonne Crenmitz désespérée se serrait dans un coin du fiacre pour qu'on ne la vît pas pleurer.

Félicia quittait Paris. Elle essayait de fuir l'horrible tristesse, l'écoeurement sinistre où la mort de Mora venait de la plonger. Quel coup terrible pour l'orgueilleuse fille! L'ennui, le dépit, l'avaient jetée dans les bras de cet homme; fierté, pudeur, elle lui avait tout donné, et voilà qu'il emportait tout, la laissant fanée pour la vie, veuve sans larmes, sans deuil, sans dignité. Deux ou trois visites à Saint-James, quelques soirées au fond d'une baignoire de petit théâtre derrière le grillage où se cloître le plaisir défendu et honteux, c'étaient les seuls souvenirs que lui laissait cette liaison de deux semaines, cette faute sans amour où son orgueil même n'avait pu se satisfaire par l'éclat d'un beau scandale. La souillure inutile et ineffaçable, la chute bête en plein ruisseau d'une femme qui ne sait pas marcher, et que gêne pour se relever l'ironique pitié des passants.

Un instant elle pensa au suicide, puis l'idée qu'on l'attribuerait à un désespoir de coeur l'arrêta. Elle vit d'avance l'attendrissement sentimental des salons, la sotte figure que ferait sa prétendue passion au milieu des innombrables bonnes fortunes du duc, et les violettes de Parme effeuillées par les jolis Moëssard du journalisme sur sa tombe creusée si proche de l'autre. Il lui restait le voyage, un de ces voyages tellement lointains qu'ils dépaysent jusqu'aux pensées.