Malheureusement l'argent manquait. Alors elle se souvint qu'au lendemain de son grand succès à l'Exposition, le vieux Brahim-Bey était venu la voir, lui faire au nom de son maître des propositions magnifiques pour de grands travaux à exécuter à Tunis. Elle avait dit non, à ce moment-là, sans se laisser tenter par des prix orientaux, une hospitalité splendide, la plus belle cour du Bardo comme atelier avec son pourtour d'arcades en dentelle. Mais à présent elle voulait bien. Elle n'eut qu'un signe à faire, le marché fut tout de suite conclu, et après un échange de dépêches, un emballage hâtif et la maison fermée, elle prit le chemin de la gare comme pour une absence de huit jours, étonnée elle-même de sa prompte décision, flattée dans tous les côtés aventureux et artistiques de sa nature par l'espoir d'une vie nouvelle sous un climat inconnu.
Le yacht de plaisance du bey devait l'attendre à Gênes; et d'avance, fermant les yeux dans le fiacre qui l'emmenait, elle voyait les pierres blanches d'un port italien enserrant une mer irisée où le soleil avait déjà des lueurs d'Orient, où tout chantait, jusqu'au gonflement des voiles sur le bleu. Justement ce jour-là Paris était boueux, uniformément gris, inondé d'une de ces pluies continues qui semblent faites pour lui seul, être montées en nuages de son fleuve, de ses fumées, de son haleine de monstre, et redescendues en ruissellement de ses toits, de ses gouttières, des innombrables fenêtres de ses mansardes. Félicia avait hâte de le fuir, ce triste Paris, et son impatience fiévreuse s'en prenait au cocher qui ne marchait pas, aux chevaux, deux vraies rosses de fiacre, à un encombrement inexplicable de voitures, d'omnibus refoulés aux abords du pont de la Concorde.
«Mais allez donc, cocher, allez donc…
—Je ne peux pas, Madame…, c'est l'enterrement.»
Elle mit la tête à la portière et la retira tout de suite épouvantée. Une haie de soldats marchant le fusil renversé, une confusion de casques, de coiffures soulevées au dessus des fronts sur le passage d'un interminable cortège. C'était l'enterrement de Mora qui défilait…
«Ne restez pas là… faites le tour…, cria-t-elle au cocher…»
La voiture vira péniblement, s'arrachant à regret à ce spectacle superbe que Paris attendait depuis quatre jours, remonta les avenues, prit la rue Montaigne, et, de son petit trot rechigné et lambin, déboucha à la Madeleine par le boulevard Malesherbes. Ici, l'encombrement était plus fort, plus compact. Dans la pluie brumeuse, les vitraux de l'église illuminés, le retentissement sourd des chants funèbres sous les tentures noires prodiguées où disparaissait même la forme du temple grec, remplissaient toute la place de l'office en célébration, tandis que la plus grande partie de l'immense convoi se pressait encore dans la rue Royale, jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachant le défunt à cette grille du Corps législatif qu'il avait si souvent franchie. Au delà de la Madeleine, la chaussée des boulevards s'ouvrait toute vide, élargie, entre deux haies de soldats, l'arme au pied, contenant les curieux sur les trottoirs noirs de monde, tous les magasins fermés, et les balcons, malgré la pluie, débordant de corps penchés en avant dans la direction de l'église, comme pour un passage de boeuf gras ou une rentrée de troupes victorieuses. Paris, affamé de spectacles, s'en fait indifféremment avec tout, aussi bien la guerre civile que l'enterrement d'un homme d'État…
Il fallut que le fiacre revînt encore sur ses pas, fît un nouveau détour, et l'on se figure la mauvaise humeur du cocher et de ses bêtes, tous trois Parisiens dans l'âme et furieux de se priver d'une si belle représentation. Alors commença par les rues désertes et silencieuses, toute la vie de Paris s'étant portée dans la grande artère du boulevard, une course capricieuse et désordonnée, un trimballement insensé de fiacre à l'heure, touchant aux points extrêmes du faubourg Saint-Martin, du faubourg Saint-Denis, redescendant vers le centre et retrouvant toujours à bout de circuits et de ruses le même obstacle embusqué, le même attroupement, quelque tronçon du noir défilé entrevu dans l'écartement d'une rue, se déroulant lentement sous la pluie au son des tambours voilés, son mat et lourd comme celui de la terre s'éboulant dans un trou.
Quel supplice pour Félicia! C'étaient sa faute et son remords qui traversaient Paris dans cette pompe solennelle, ce train funèbre, ce deuil public reflété jusqu'aux nuages; et l'orgueilleuse fille se révoltait contre cet affront que lui faisaient les choses, le fuyait au fond de la voiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie, tandis que la vieille Crenmitz, croyant à son chagrin, la voyant si nerveuse, s'efforçait de la consoler, pleurait elle-même sur leur séparation, et, se cachant aussi, laissait toute la portière du fiacre au grand sloughi algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattes despotiquement appuyées avec une raideur héraldique. Enfin, après mille détours interminables, le fiacre s'arrêta tout à coup, s'ébranla encore péniblement au milieu de cris et d'injures, puis ballotté, soulevé, les bagages de son faîte menaçant son équilibre, il finit par ne plus bouger, arrêté, maintenu, comme à l'ancre.
«Bon Dieu! que de monde!… murmura la Crenmitz, terrifiée.»
Félicia sortit de sa torpeur:
«Où sommes-nous donc?»
Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d'une pluie à fins réseaux tendue en gaze sur la réalité des choses, une place s'étendait, un carrefour immense, comblé par un océan humain s'écoulant de toutes les voix aboutissantes, immobilisé là autour d'une haute colonne de bronze qui dominait cette houle comme le mât gigantesque d'un navire sombré. Des cavaliers par escadrons, le sabre au poing, des canons en batteries s'espaçaient au bord d'une travée libre, tout un appareil farouche attendant celui qui devait passer tout à l'heure, peut-être pour essayer de le reprendre, l'enlever de vive force à l'ennemi formidable qui l'emmenait. Hélas! Toutes les charges de cavalerie, toutes les canonnades n'y pouvaient plus rien. Le prisonnier s'en allait solidement garotté, défendu par une triple muraille de bois dur, de métal et de velours inaccessible, et ce n'était pas de ces soldats qu'il pouvait espérer sa délivrance.
«Allez-vous-en… je ne veux pas rester là,» dit Félicia furieuse, attrapant le carrick mouillé du cocher, prise d'une terreur folle à l'idée du cauchemar qui la poursuivait, de ce qu'elle entendait venir dans un affreux roulement encore lointain, plus proche de minute en minute. Mais, au premier mouvement des roues, les cris, les huées recommencèrent. Pensant qu'on le laisserait franchir la place, le cocher avait pénétré à grand'peine jusqu'aux premiers rangs de la foule maintenant refermée derrière lui et refusant de lui livrer passage. Nul moyen de reculer ou d'avancer. Il fallait rester là, supporter ces haleines de peuple et d'alcool, ces regards curieux allumés d'avance pour un spectacle exceptionnel, et dévisageant la belle voyageuse qui décampait avec «que ça de malles!» et un toutou de cette taille pour défenseur. La Crenmitz avait une peur horrible; Félicia, elle, ne songeait qu'à une chose, c'est qu'il allait passer devant elle, qu'elle serait au premier rang pour le voir.
Tout à coup un grand cri: «Le voilà!» Puis le silence se fit sur toute la place débarrassée de trois lourdes heures d'attente.
Il arrivait.
Le premier mouvement de Félicia fut de baisser le store de son côté, du côté où le défilé allait avoir lieu. Mais, au roulement tout proche des tambours, prise d'une rage nerveuse de ne pouvoir échapper à cette obsession, peut-être aussi gagnée par la malsaine curiosité environnante, elle fit sauter le store brusquement, et sa petite tête ardente et pâle se campa sur ses deux poings à la portière:
«Tiens! tu veux… Je te regarde…»
C'était ce qu'on peut voir de plus beau comme funérailles, les honneurs suprêmes rendus dans tout leur vain apparat aussi sonore, aussi creux que l'accompagnement rhytmé des peaux d'âne tendues de crêpe. D'abord les surplis blancs du clergé entrevus dans le deuil des cinq premiers carrosses; ensuite, traîné par six chevaux noirs, vrais chevaux de l'Érèbe, aussi noirs, aussi lents, aussi pesants que son flot, s'avançait le char funèbre, tout empanaché, frangé, brodé d'argent, de larmes lourdes, de couronnes héraldiques surmontant des M gigantesques, initiales fatidiques qui semblaient celles de la Mort elle-même, la Mort duchesse, décorée des huit fleurons.
Tant de baldaquins et de massives tentures dissimulaient la vulgaire carcasse du corbillard, qu'il frémissait, se balançait à chaque pas, de la base au faîte comme écrasé par la majesté de son mort. Sur le cercueil, l'épée, l'habit, le chapeau brodé, défroque de parade qui n'avait jamais servi, reluisaient d'or et de nacre dans la chapelle sombre des tentures parmi l'éclat des fleurs nouvelles qui disaient la date printanière malgré la maussaderie du ciel. A dix pas de distance, les gens de la maison du duc; puis derrière, dans un isolement majestueux, l'officier en manteau portant les pièces d'honneur, véritable étalage de tous les ordres du monde entier, croix, rubans multicolores, qui débordaient du coussin de velours noir à crépines d'argent.
Le maître des cérémonies venait ensuite devant le bureau du Corps législatif, une douzaine de députés désignés par le sort, ayant au milieu d'eux la grande taille du Nabab dans l'étrenne du costume officiel, comme si l'ironique fortune avait voulu donner au représentant à l'essai un avant-goût de toutes les joies parlementaires. Les amis du défunt, qui suivaient, formaient un groupe assez restreint, singulièrement bien choisi pour mettre à nu le superficiel et le vide de cette existence de grand personnage réduite à l'intimité d'un directeur de théâtre trois fois failli, d'un marchand de tableaux enrichi par l'usure, d'un gentilhomme taré et de quelques viveurs et boulevardiers sans renom. Jusque-là tout le monde allait à pied et tête nue; à peine dans le bureau parlementaire quelques calottes de soie noire qu'on avait mises timidement en approchant des quartiers populeux. Après, commençaient les voitures.
A la mort d'un grand homme de guerre, il est d'usage de faire suivre le convoi par le cheval favori du héros, son cheval de bataille, obligé de régler au pas ralenti du cortège cette allure fringante qui dégage des odeurs de poudre et des flamboiements d'étendards.
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