La journée de travail est suivie par une nuit de repos, et les souffrances mêmes nous offrent des consolations quand, en les endurant, nous savons que nous avons rempli nos devoirs.
– Doctrine des brutes et des esclaves ! dit le Nain, dont les yeux s’enflammaient d’une démence furieuse : je la méprise comme digne seulement des animaux qu’on immole. Mais je ne perdrai pas plus de paroles avec vous. À ces mots il se leva et ouvrit la porte de sa chaumière. Toutefois, avant d’y entrer, il se retourna vers Earnscliff, et ajouta avec véhémence : – De peur que vous ne croyiez que les services que je parais rendre aux hommes prennent leur source dans ce sentiment bas et servile qu’on appelle l’amour de l’humanité, apprenez que, s’il en existait un qui eût détruit mes plus chères espérances, qui eût déchiré et torturé mon cœur, qui eût fait un volcan de ma tête ; et si la vie et la fortune de cet homme étaient aussi complètement en mon pouvoir que ce vase fragile (prenant en main un pot de terre qui se trouvait près de lui), je ne le réduirais pas ainsi en atomes de poussière (et il le lança avec fureur contre la muraille). Non, continua-t-il avec amertume, quoique d’un ton plus calme, je l’entourerais de richesses, je l’armerais de puissance, je ne le laisserais manquer d’aucun moyen de satisfaire ses viles passions, d’accomplir ses infâmes desseins ; j’en ferais le centre d’un effroyable tourbillon qui, privé lui-même de paix et de repos, renverserait, engloutirait tout ce qui se trouverait sur son passage : j’en ferais un fléau capable de bouleverser sa terre natale, et d’en rendre les habitants délaissés, proscrits, misérables comme moi.
Se précipitant alors dans sa hutte, il en ferma la porte avec violence, puis poussa deux verrous, comme pour être sûr qu’aucun être appartenant à une race qu’il avait prise en horreur ne viendrait troubler sa solitude.
Earnscliff s’éloigna avec un sentiment mêlé de compassion et d’horreur, cherchant en vain quels malheurs pouvaient avoir réduit à cet état de frénésie un homme qui paraissait avoir reçu de l’éducation, qui ne manquait pas de connaissances, et fort surpris de ce que le Nain, malgré sa réclusion absolue, savait tout ce qui se passait dans les environs, connaissait même les affaires particulières de sa famille. – Il n’est pas étonnant, pensait-il, qu’avec une pareille figure, une misanthropie si exaltée et des données si surprenantes sur les affaires de chacun, ce malheureux soit regardé par le commun du peuple comme lié avec l’ennemi du genre humain.
Chapitre V
Au mois de mai, du printemps la puissance
Du rocher des déserts dompte l’aridité ;
Et malgré lui, sa féconde influence
De mousse et de lichen pare sa nudité.
Ainsi de la beauté tout reconnaît l’empire,
Le cœur le plus sévère est touché de ses pleurs,
Et se sent ranimé par son tendre sourire.
Beaumont.
À mesure que la saison nouvelle faisait sentir sa douce influence, on voyait plus souvent le solitaire assis sur son banc de pierre. Un jour, vers midi, une compagnie assez nombreuse qui allait à la chasse, et qui était composée de personnes des deux sexes, traversait la bruyère avec une suite de piqueurs conduisant des chiens, des faucons sur le poing, et remplissant l’air du bruit de leurs cors. À la vue de cette troupe brillante, le Nain allait rentrer dans sa chaumière, quand trois jeunes demoiselles, suivies de leurs domestiques, et que la curiosité avait engagées à se détacher de la troupe pour voir de plus près le sorcier de Mucklestane-Moor, parurent tout à coup devant lui. L’une fit un cri d’effroi en apercevant un être si difforme, et se couvrit les yeux avec la main ; l’autre, plus hardie, s’avança en lui demandant d’un air ironique s’il voulait lui dire la bonne aventure ; la troisième, qui était la plus jeune et la plus jolie, voulant réparer l’incivilité de ses compagnes, lui dit que le hasard les avait séparées de leur société à l’entrée de la plaine, et que, l’ayant vu assis à sa porte, elles étaient venues pour le prier de leur indiquer le chemin le plus court pour aller à...
– Quoi ! s’écria le Nain, si jeune, et déjà si artificieuse ! Vous êtes venue, vous ne l’ignorez pas, fière de votre jeunesse, de votre opulence et de votre beauté, pour en jouir doublement par le contraste de la vieillesse, de l’indigence et de la difformité. Cette conduite est digne de la fille de votre père, mais non de celle de la mère qui vous a donné le jour.
– Vous connaissez donc mes parents ? vous savez donc qui je suis ?
– Oui. C’est la première fois que mes yeux vous aperçoivent mais je vous ai vue souvent dans mes rêves.
– Dans vos rêves ?
– Oui, Isabelle Vere. Qu’ai-je à faire, quand je veille, avec toi ou avec les tiens ?
– Quand vous veillez, monsieur, dit la seconde des compagnes d’Isabelle avec une sorte de gravité moqueuse, toutes vos pensées sont fixées sans doute sur la sagesse ; la folie ne peut s’introduire chez vous que pendant votre sommeil.
– La nuit comme le jour, répliqua le Nain avec plus d’humeur qu’il ne convient à un ermite ou à un philosophe, elle exerce sur toi un empire absolu.
– Que le ciel me protège ! dit la jeune dame en ricanant, c’est un sorcier bien certainement.
– Aussi certainement que vous êtes une femme : que dis-je ? une femme ! il fallait dire une dame, une belle dame. Vous voulez que je vous prédise votre destinée future : cela sera fait en deux mots. Vous passerez votre vie à courir après des folies, dont vous serez lasse dès que vous les aurez atteintes. Au passé, des poupées et des jouets, au présent, l’amour et toutes ses sottises ; dans l’avenir, le jeu, l’ambition et les béquilles. Des fleurs dans le printemps, des papillons dans l’été, des feuilles fanées dans l’automne et dans l’hiver. J’ai fini, je vous ai dit votre bonne aventure.
– Eh bien, si j’attrape les papillons, c’est toujours quelque chose, dit en riant la jeune personne, qui était une cousine de miss Vere. Et vous, Nancy, ne voulez-vous pas vous faire dire votre bonne aventure ?
– Pas pour un empire, répondit Nancy en faisant un pas en arrière ; c’est assez d’avoir entendu la vôtre.
– Eh bien, reprit miss Ilderton en se tournant vers le Nain, je veux vous payer comme si vous étiez un oracle et moi une princesse.
En même temps elle lui présenta quelques pièces d’argent.
– La vérité ne se vend ni ne s’achète, dit le solitaire en repoussant son offrande avec un dédain morose.
– Eh bien, je garderai mon argent pour me servir dans la carrière que je dois suivre.
– Vous en aurez besoin, s’écria le cynique : sans cela peu de personnes peuvent suivre, et moins encore être suivies. Arrêtez, dit-il à miss Vere au moment où ses compagnes partaient, j’ai encore deux mots à vous dire. Vous avez ce que vos compagnes voudraient avoir, ce qu’elles voudraient au moins faire croire qu’elles possèdent : beauté, richesse, naissance, talents.
– Permettez-moi de suivre mes compagnes, bon père : je suis à l’épreuve contre la flatterie et les prédictions.
– Arrêtez, s’écria le Nain en retenant le cheval par la bride, je ne suis pas un flatteur. Croyez-vous que je regarde toutes ces qualités comme des avantages ? Chacune d’elles ne traîne-t-elle pas à sa suite des maux innombrables ? des affections contrariées, un amour malheureux, un couvent, ou un mariage forcé ? Moi, dont l’unique plaisir est de souhaiter le malheur du genre humain, je ne puis vous en désirer plus que votre étoile ne vous en promet.
– Eh bien, mon père, en attendant que tous ces maux m’arrivent, laissez-moi jouir d’un bonheur que je puis me procurer. Vous êtes âgé, vous êtes pauvre, vous vous trouvez éloigné de tous secours ; votre situation vous expose aux soupçons des ignorants, et peut-être par la suite vous exposerait-elle à leurs insultes. Consentez que je vous place dans une position moins fâcheuse ; permettez-moi d’améliorer votre sort ; consentez-y pour moi, si ce n’est pour vous : lorsque j’éprouverai les malheurs dont vous me faites la prédiction, et qui ne se réaliseront peut-être que trop tôt, il me restera du moins la consolation de n’avoir pas tout à fait perdu le temps où j’étais plus heureuse.
– Oui, dit le vieillard d’une voix qui trahissait une émotion dont il s’efforçait en vain de se rendre maître ; oui, c’est ainsi que tu dois penser, c’est ainsi que tu dois parler, s’il est possible que les discours d’une créature humaine soient d’accord avec ses pensées ? Attends-moi un instant ; garde-toi bien de t’éloigner avant que je sois de retour.
Il alla à son jardin, et en revint tenant à la main une rose à demi épanouie. – Tu m’as fait verser une larme, dit-il, c’est la seule qui soit sortie de mes yeux depuis bien des années ; reçois ce gage de ma reconnaissance. Prends cette fleur, conserve-la avec soin, ne la perds jamais ! Viens me trouver à l’heure de l’adversité, montre-moi cette rose, montre-m’en seulement une feuille ; fût-elle aussi flétrie que mon cœur, fût-ce dans un de mes plus terribles instants de rage contre le genre humain, elle fera renaître dans mon sein des sentiments plus doux, et tu verras peut-être l’espérance luire de nouveau dans le tien. Mais point de message, point d’intermédiaire ; viens toi-même, viens seule, et mon cœur et ma porte, fermés pour tout l’univers, s’ouvriront toujours pour toi et tes chagrins. Adieu.
Il laissa aller la bride, et la jeune dame, après l’avoir remercié, s’éloigna fort surprise du discours que lui avait tenu cet être extraordinaire. Elle tourna la tête à plusieurs reprises, et chaque fois elle le vit à la porte de sa chaumière. Il semblait vouloir la suivre des yeux jusqu’au château d’Ellieslaw, et il ne rentra que lorsqu’il ne lui fut plus possible de l’apercevoir.
Cependant les compagnes de miss Vere ne manquèrent pas de la plaisanter sur l’étrange entretien qu’elle avait eu avec le fameux sorcier de Mucklestane-Moor.
– Isabelle a eu tout l’honneur de la journée, dit Lucy Ilderton. Son faucon a abattu le seul faisan que nous ayons rencontré ; ses yeux ont conquis le cœur d’un amant, et le magicien lui-même n’a pu résister à ses charmes.
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