Dans les environs on ne croyait plus que ce fût un fantôme – on l’avait vu d’assez près assez longtemps pour être convaincu que c’était véritablement un homme de chair et d’os –, mais le bruit se répandait qu’il avait des liaisons avec des êtres surnaturels, et qu’il avait fixé sa résidence dans ce lieu écarté afin de n’être pas troublé dans ses relations avec eux. Il n’était jamais moins seul que quand il était seul, disait-on en donnant à cette phrase d’un ancien philosophe un sens mystérieux. On assurait aussi que des hauteurs qui dominent la bruyère on avait vu souvent un autre personnage qui aidait dans son travail cet habitant du désert, et qui disparaissait aussitôt qu’on s’approchait d’eux ; quelquefois ce personnage était assis à son côté sur le seuil de la porte, se promenait avec lui dans le jardin, allait avec lui chercher de l’eau à une fontaine voisine. Earnscliff expliquait ce phénomène en disant qu’on avait pris l’ombre du Nain pour une seconde personne. – Son ombre serait donc d’une nature aussi singulière que son corps, objectait Hobbie, grand partisan de l’opinion générale ; il est trop bien dans les papiers du vieux Satan pour avoir une ombre[33]. Qui a jamais vu une ombre entre un corps et le soleil ? Cet objet, que ce soit ce qu’on voudra, est plus mince et plus grand que le corps dont vous dites qu’il est l’ombre. On l’a vu plus d’une fois s’interposer entre le soleil et lui.

Dans d’autres cantons de l’Écosse, ces soupçons auraient pu exposer notre solitaire à des recherches peu agréables ; ils ne servirent qu’à faire regarder le prétendu sorcier avec une crainte respectueuse, sentiment qu’il semblait satisfait d’inspirer. Il voyait avec une sorte de plaisir l’air de surprise et d’effroi des gens qui s’approchaient de sa chaumière, et la promptitude avec laquelle ils s’éloignaient aussitôt qu’ils l’avaient aperçu lui-même. Un bien petit nombre étaient assez hardis pour satisfaire leur curiosité en jetant un regard à la hâte sur son habitation et sur son jardin ; et s’ils lui adressaient quelques paroles, jamais il ne répondait que par un mot ou un signe de tête.

Le Nain semblait s’être établi dans sa hutte pour la vie, et rarement Earnscliff passait-il par là sans lui demander de ses nouvelles ; mais il était impossible de l’engager dans aucune conversation sur ses affaires personnelles. Il acceptait sans répugnance les choses nécessaires à la vie, mais rien au delà, quoique Earnscliff par humanité, et les habitants du canton par une crainte superstitieuse, lui offrissent bien davantage. Il récompensait ceux-ci par des conseils lorsqu’il était consulté, comme il ne tarda pas à l’être, sur leurs maladies et sur celles de leurs troupeaux, leur fournissant même, non seulement les médicaments tirés des simples qui croissaient dans le pays, mais encore des médicaments coûteux, produit de climats étrangers. On juge bien que cela ne faisait que confirmer le bruit de ses liaisons avec des êtres invisibles : autrement, comment aurait-il pu, dans son état d’isolement et d’indigence, se procurer toutes ces choses ! Avec le temps, il fit connaître qu’il se nommait Elshender-le-Reclus, nom que les habitants du pays changèrent en celui du bon Elshie, ou le Sage de Mucklestane-Moor.

Ceux qui venaient le consulter déposaient ordinairement leur offrande sur une pierre peu éloignée de sa demeure. Était-ce de l’argent, quelque autre objet qu’il ne lui convînt pas d’accepter, il le jetait loin de lui, ou bien encore il affectait de ne pas vouloir y toucher. Dans toutes ces occasions, ses manières étaient celles d’un misanthrope bourru ; il ne prononçait que le nombre de mots strictement nécessaire pour répondre à la question qu’on lui adressait, et si l’on voulait lui parler de choses indifférentes, il rentrait chez lui sans daigner prononcer une seule parole.

Lorsque l’hiver fut passé, Elshender commença à récolter quelques légumes dans son jardin, et il en fit sa principale nourriture. Earnscliff, étant alors parvenu à lui faire accepter deux chèvres qui se nourrissaient dans la plaine, et qui lui fournissaient du lait, résolut de lui faire une visite.

Le vieillard s’asseyait ordinairement sur un banc de pierre, près de la porte de son jardin, et c’était là son siège quand il était disposé à donner audience, car il n’admettait personne dans l’intérieur de son habitation : c’était un lieu sacré, comme le moraï des insulaires d’Otaïti, qu’il aurait sans doute cru profané par la présence d’une créature humaine. Lorsqu’il était enfermé chez lui, aucune prière n’aurait pu le déterminer à se rendre visible ou à donner audience à qui que ce fût.

Earnscliff donc avait été pêcher dans un ruisseau qui coulait à peu de distance ; voyant l’ermite sur son banc, il vint s’asseoir sur une pierre qui était en face, ayant en main sa ligne et un panier dans lequel étaient quelques truites. Habitué à sa présence, le Nain ne donna d’autre signe qu’il l’avait vu qu’en levant les yeux un moment pour le regarder de l’air d’humeur qui lui était habituel ; après quoi il laissa retomber sa tête sur sa poitrine, comme pour se replonger dans ses méditations. S’apercevant qu’Elshender avait adossé tout nouvellement à sa demeure un petit abri pour ses deux chèvres, il lui dit, pour tâcher de l’engager dans une conversation :

– Vous travaillez beaucoup, Elshie.

– Travailler ! s’écria le Nain ; c’est le moindre des maux de la misérable humanité. Il vaut mieux travailler comme je le fais, que de chercher des amusements tels que les vôtres.

– Je ne prétends pas que nos amusements champêtres soient des exercices inspirés par l’amour de l’humanité, et cependant...

– Et cependant ils sont préférables à votre occupation ordinaire. Il vaut mieux que l’homme assouvisse sa férocité sur les poissons muets que sur les créatures de son espèce. Mais pourquoi parlé-je ainsi ? Pourquoi la race des hommes ne s’entr’égorge-t-elle pas, ne s’entre-dévore-t-elle pas, jusqu’à ce que, le genre humain détruit, il ne reste plus qu’un monstre énorme comme le Béhémoth de l’Écriture ; qu’alors ce monstre, le dernier de la race, après s’être nourri des os de ses semblables, quand sa proie lui manquera, rugisse des jours entiers, privé de nourriture, et s’éteigne peu à peu, consumé par la faim ? Ce serait un dénouement digne de cette race maudite.

– Vos actions valent mieux que vos paroles, Elshie : votre misanthropie maudit les hommes, et cependant vous les soulagez !

– Je les soulage : mais pourquoi ? Écoutez : vous êtes un de ceux que je vois avec le moins de dégoût ; et, par compassion pour votre aveuglement, je veux bien, contre mon usage, perdre avec vous quelques paroles. Je ne puis envoyer dans les familles la peste et la discorde ; mais n’atteins-je pas au même but en conservant la vie de quelques hommes, puisqu’ils ne vivent que pour s’entre-détruire ? Si j’avais laissé mourir Alix de Bower, l’hiver dernier, Ruthwen aurait-il été tué ce printemps pour l’amour d’elle ? Lorsque Willie de Westburnflat était sur son lit de mort, on laissait les troupeaux paître librement dans les champs ; aujourd’hui que je l’ai guéri, on les surveille avec soin, et l’on ne se couche pas sans avoir déchaîné le limier de garde et tous les autres chiens.

– J’avoue que cette dernière cure n’a pas rendu un grand service à la société ; mais, par compensation, vous avez guéri, il y a peu de temps, mon ami Hobbie, le brave Hobbie Elliot de Heugh-Foot, d’une fièvre qui menaçait de lui faire perdre la vie.

– Ainsi pensent et parlent les enfants de la boue, dans leur folie et leur ignorance, dit le Nain en souriant avec malignité. Avez-vous jamais vu le petit d’un chat sauvage dérobé tout jeune à sa mère pour être apprivoisé ? Comme il est doux ! comme il joue avec vous ! Mais faites-lui sentir votre gibier ou vos agneaux, et sa férocité va se manifester ; il va déchirer vos agneaux ou votre volaille, dévorer tout ce qui se trouvera sous ses griffes.

– C’est l’effet de son instinct. Mais qu’est-ce que cela a de commun avec Hobbie ?

– C’est son emblème, c’est son portrait. Il est, quant à présent, tranquille, apprivoisé ; mais qu’il trouve l’occasion d’exercer son penchant naturel, qu’il entende le son de la trompette guerrière, vous verrez le jeune limier aspirer le sang ; vous le verrez aussi cruel, aussi féroce que le plus terrible de ses ancêtres qui ait brûlé le chaume d’un pauvre paysan... Nierez-vous qu’il ne vous excite souvent à tirer une vengeance sanglante d’une injure dont votre famille a eu à se plaindre quand vous n’étiez encore qu’un enfant ?

Earnscliff tressaillit. Le solitaire ne parut pas s’apercevoir de sa surprise, et continua : – Eh bien, la trompette sonnera, le jeune limier satisfera sa soif de sang, et je dirai avec un sourire : Voilà pourquoi je lui ai sauvé la vie ! Oui, tel est l’objet de mes soins apparents : c’est d’augmenter la masse des misères humaines ; c’est, du fond même de ce désert, de jouer mon rôle dans la tragédie générale. Quant à vous, si vous étiez malade dans votre lit, la pitié m’engagerait peut-être à vous envoyer une coupe de poison.

– Je vous suis fort obligé, Elshie ; et avec une si douce espérance, je ne manquerai certainement pas de vous consulter quand j’aurai besoin de secours.

– Ne vous flattez pas trop ! il n’est pas bien certain que je fusse assez faible pour céder à une sotte compassion. Pourquoi m’empresserais-je d’arracher aux misères de la vie un homme si bien constitué pour les supporter ? pourquoi imiterais-je la compassion de l’Indien, qui brise la tête de son captif d’un coup de tomahawk, au moment où il est attaché au fatal poteau, quand le feu s’allume, que les tenailles rougissent, que les chaudrons sont déjà bouillants et les scalpels aiguisés pour déchirer, brûler et scarifier sa victime ?

– Vous faites un effrayant tableau de la vie, Elshie, mais il ne saurait abattre mon courage. Nous devons supporter les peines avec résignation, et jouir du bonheur avec reconnaissance.