De père en fils les lurons de Westburnflat ont tous été des rôdeurs et des pillards ; ils ont tous bu sec et mené joyeuse vie, tirant grande vengeance d’une petite offense, et ne refusant aucun travail bien payé.

– Fort bien ! et tu es aussi loup que celui qui la nuit ravage une bergerie. Pour quelle œuvre de l’enfer es-tu en course cette nuit ?

– Est-ce que votre science ne vous l’apprend pas ?

– Elle m’apprend que ton dessein est coupable, que ton action sera plus coupable encore, et que la fin sera pire que le reste.

– Et vous ne m’en aimez pas moins pour cela, reprit Westburnflat ; vous me l’avez toujours dit.

– J’ai des raisons pour aimer ceux qui sont le fléau de l’humanité ; tu en es un des plus épouvantables ! Tu vas répandre le sang ?

– Non ! oh non !... à moins qu’on ne fasse résistance ; car alors la colère l’emporte, vous savez. Non ; je veux seulement couper la crête d’un jeune coq qui chante trop haut.

– Ce n’est pas du jeune Earnscliff ? dit le Nain avec quelque émotion.

– Le jeune Earnscliff ? Non... Pas encore, le jeune Earnscliff ! mais son tour pourra venir, s’il ne prend garde à lui, et s’il ne retourne à la ville, au lieu de s’amuser ici à détruire le peu de gibier qui nous reste ; s’il prétend agir en magistrat, et envoyer aux gens puissants d’Auld-Reekie[38] ses rapports sur les troubles du canton... oui, qu’il prenne garde à lui !

– C’est donc Hobbie d’Heugh-Foot ? Quel mal t’a-t-il fait ?

– Quel mal ? pas grand mal ; mais il dit que le dernier mardi gras[39] je n’osai me montrer de peur de lui, tandis que c’était de peur du shérif ; il y avait un mandat contre moi. Je me moque de Hobbie et de tout son clan ; mais ce n’est pas tant pour me venger que pour lui apprendre à ne pas donner carrière à sa langue en parlant de ceux qui valent mieux que lui ; je crois que demain matin il aura perdu la meilleure plume de son aile... Adieu, Elshie ; il y a quelques bons enfants qui m’attendent dans les montagnes. Je vous verrai en revenant, et, pour vous payer de vos soins, je vous amuserai du récit de ce que nous aurons fait.

Avant que le Nain eût le temps de répliquer, le bandit de Westburnflat partit au grand galop. Il pressait sans pitié son cheval de l’éperon, et le faisait sauter par-dessus les pierres dont la plaine était parsemée. En vain l’animal ruait, gambadait, se dressait ; il le forçait à suivre la ligne droite et restait ferme en selle. Bientôt le solitaire le perdit de vue.

– Ce misérable, se dit le Nain, cet assassin couvert de sang, ce scélérat qui ne respire que le crime, a des nerfs et des muscles assez forts et assez souples pour dompter un animal mille fois plus noble que lui ; il le force à le transporter vers le lieu où il va se souiller d’un nouveau forfait ! Et moi, si j’avais la faiblesse de vouloir prévenir sa malheureuse victime, de chercher à préserver de la ruine une famille innocente, la décrépitude qui m’enchaîne ici mettrait un obstacle à mes bonnes intentions. Mais pourquoi désirerais-je qu’il en fût autrement ? Qu’ont de commun ma voix aigre, ma figure hideuse, ma taille mal conformée, avec ceux qui se prétendent les chefs-d’œuvre de la création ? Quand je rends un service, ne le reçoit-on pas avec horreur et dégoût ? Pourquoi donc prendrais-je quelque intérêt à une race qui me regarde et qui m’a traité comme un monstre, un être proscrit ? Non ; par toute l’ingratitude que j’ai éprouvée, par les injures que j’ai souffertes, par l’emprisonnement qu’on m’a fait subir, par les chaînes dont on m’a chargé, j’étoufferai dans mon cœur une sensibilité rebelle ! Je n’ai que trop souvent été assez insensé pour dévier de mes principes quand mes sentiments se liguaient contre moi : comme si celui qui n’a trouvé de compassion dans personne devait en ressentir pour quelqu’un ? Que la destinée promène son char armé de faux sur l’humanité tremblante, je ne me précipiterai pas sous ses roues pour lui dérober une victime. Quand le Nain, le sorcier, le bossu, aurait sauvé aux dépens de sa vie un de ces êtres si fiers de leur beauté ou de leur adresse, tout le monde applaudirait à cet échange d’un homme contre un monstre. Et cependant ce pauvre Hobbie, si jeune, si franc, si brave, si... Oublions-le ! je ne pourrais le secourir quand même je le voudrais ; mais si je le pouvais, je ne le voudrais pas : non, je ne le voudrais pas, dût-il ne m’en coûter qu’un souhait.

Ayant ainsi terminé son soliloque, il se retira dans sa chaumière pour se mettre à l’abri de l’orage qui s’annonçait par de grosses et larges gouttes de pluie. Les derniers rayons du soleil avaient disparu entièrement, à de courts intervalles deux ou trois éclats de tonnerre étaient répétés par les échos des montagnes comme le bruit d’un combat lointain.

 

 

Chapitre VII

 

Orgueilleux oiseau des montagnes,

Tes plumes vont servir de jouet aux autans.

...

Retourne aux lieux où tu plaças ton aire.

Tu n’y verras que cendres et débris.

Qui frappe l’air de ces lugubres cris ?...

    Ce sont les accents d’une mère.

T. Campbell.

 

La nuit fut sombre et orageuse ; mais le matin se leva comme rafraîchi par la pluie. La lande sauvage de Mucklestane-Moor, quoique coupée par des monticules arides et par des flaques d’eau marécageuses, sembla s’animer sous l’influence d’un ciel serein, comme un air de bonne humeur et de gaieté peut répandre un charme inexprimable sur le visage le moins agréable. La bruyère était touffue et fleurie. Les abeilles que le solitaire avait ajoutées à ses petites propriétés rurales voltigeaient en joyeux essaims et remplissaient l’air des murmures de leur industrie. Quand le vieillard sortit de sa hutte, ses deux chèvres vinrent au-devant de lui pour recevoir leur nourriture qu’il leur distribuait chaque matin, et elles lui léchaient les mains en signe de reconnaissance. – Pour vous du moins, leur dit-il, pour vous du moins la conformation de celui qui vous fait du bien ne change rien à votre gratitude ; vous accueillez avec transport l’être disgracié de la nature qui vous donne ses soins, et les traits les plus nobles que le ciseau d’un statuaire ait jamais produits seraient pour vous un objet d’indifférence et d’alarmes s’ils s’offraient à vous à la place du corps mutilé dont vous avez coutume de recevoir les soins... Lorsque j’étais dans le monde, ai-je jamais trouvé de tels sentiments de gratitude ? Non. Derrière ma chaise les domestiques que j’avais élevés depuis leur enfance me tournaient en dérision ; l’ami que je soutins de ma fortune, et pour l’amour de qui mes mains... (un mouvement convulsif agita tout son corps), cet ami m’enferma dans l’asile destiné aux êtres privés de la raison, me fit partager leurs souffrances, leurs humiliations, leurs privations ! Hubert seul... mais Hubert finira aussi par m’abandonner. Tous les hommes ne se ressemblent-ils pas ? ne sont-ils pas corrompus, insensibles, égoïstes, ingrats et hypocrites, jusque dans leurs prières à la Divinité, quand ils la remercient du soleil qui les éclaire, de l’air pur qu’ils respirent ?

Pendant qu’il se livrait à ses sombres réflexions, le solitaire entendit de l’autre côté de son enclos le pas d’un cheval, et une voix sonore qui chantait avec l’accent joyeux d’un cœur léger de souci :

 

« Bon Hobbie Elliot, Hobbie, ô cher ami,

Avec vous volontiers, je m’en irais d’ici. »

 

Au même instant, un gros chien de chasse franchit le mur.

Les chasseurs de ces cantons savent fort bien que la forme et l’odeur des chèvres rappellent tellement la forme et l’odeur du daim, que les limiers les mieux dressés s’élancent quelquefois sur elles. Le chien en question attaqua donc et étrangla aussitôt une des favorites de l’ermite, quoique Hobbie Elliot eût sauté à bas de son cheval pour sauver l’innocente créature.

Quand il vit les dernières convulsions d’une de ses favorites, le Nain, saisi d’un accès de frénésie et ne se possédant plus, tira une espèce de poignard qu’il portait sous son habit, et se précipita sur le chien pour le percer. Hobbie lui saisit le bras en disant : – Tout beau, Elshie, tout beau ; ce n’est pas ainsi qu’il faut traiter Killbuck.