– Aussitôt la rage du Nain se tourna contre lui : déployant une vigueur qu’on ne lui aurait pas soupçonnée, il dégagea son bras en un clin d’œil, et appuya la pointe de son poignard sur la poitrine du fermier. Mais, jetant l’arme loin de lui avec horreur : – Non ! s’écria-t-il d’un air égaré, non ! pas une seconde fois !
Hobbie recula de quelques pas, aussi surpris que confus d’avoir couru un tel danger de la part d’un homme qu’il aurait cru si peu redoutable. – Il a le diable au corps, à coup sûr ! Tels furent les premiers mots qui lui échappèrent ; puis il se mit à s’excuser d’un accident qu’il n’avait pu ni prévoir ni empêcher. – Je ne veux pas justifier tout à fait Killbuck, dit-il ; mais je suis fâché autant que vous de ce qui vient d’arriver ; je veux donc vous envoyer deux chèvres et deux grasses brebis de deux ans[40], pour réparer tout le mal ! Un homme sage et sensé, comme vous l’êtes, ne doit pas avoir de rancune contre une pauvre bête qui n’a fait que suivre son instinct. Une chèvre est cousine germaine d’un daim ; si c’eût été un agneau, on pourrait y trouver davantage à redire. Dans un endroit où il y a tant de chiens de chasse, vous devriez avoir des brebis plutôt que des chèvres, Elshie ; je vous en enverrai deux.
– Misérable, répondit le Nain, votre cruauté me prive d’une des deux seules créatures qui me fussent attachées !
– Bon Dieu, Elshie, c’est bien contre ma volonté. J’aurais dû penser que vous aviez des chèvres et tenir mon chien en laisse. Mais je vais me marier, voyez-vous, et cela m’ôte toute autre idée de la tête, je crois ! Mes deux frères apportent sur le traîneau le dîner de noces, ou une bonne partie ; je veux dire trois fameux chevreuils ; jamais on n’en vit courir de plus beaux dans la plaine de Dallom, comme dit la ballade. Ils ont fait un détour pour arriver, à cause des mauvais chemins. Je vous enverrais bien un peu de venaison ; mais vous n’en voudriez peut-être pas, parce que c’est Killbuck qui l’a tuée.
Pendant ce long discours, par lequel le bon habitant des frontières cherchait à calmer de son mieux le Nain offensé, celui-ci avait tenu les yeux baissés, comme pour se livrer à de profondes méditations ; enfin il s’écria : – L’instinct ! l’instinct ! Oui ! c’est bien cela ! le fort opprime le faible ; le riche dépouille le pauvre ; celui qui est heureux, ou pour mieux dire l’imbécile qui croit l’être, insulte à la misère de celui qui souffre. Retire-toi ; tu as réussi à porter le dernier coup au plus misérable des êtres. Tu m’as privé de ce que je regardais comme une demi-consolation. Retire-toi, répéta-t-il ; et il ajouta avec un sourire amer : Va jouir du bonheur qui t’attend chez toi.
– Ah ! dit Hobbie, je veux n’être jamais cru, si je ne désire vous emmener à mes noces. On n’en aura pas vu de pareilles depuis le temps du vieux Martin Elliot de la tour de Preakin. Il y aura cent Elliots pour courir la brouze[41]. Je vous enverrai chercher dans un traîneau avec un bon poney.
– Est-ce bien à moi que vous proposez de prendre part aux plaisirs du commun des hommes ?
– Comment, commun ! pas si commun. Les Elliots sont une vieille et bonne race.
– Va-t’en. Puisse le mauvais génie qui t’a conduit ici t’accompagner chez toi ! Si tu ne m’y vois, tu y verras mes compagnons fidèles, la misère et le désespoir. Ils t’attendent déjà sur le seuil de ta porte.
– Vous avez tort de parler ainsi, Elshie. Personne ne vous croit bon de reste, croyez-moi ; et voilà que vous me souhaitez malheur, à moi ou aux miens. Maintenant s’il arrive quelque chose à Grace, Dieu m’en préserve, ou à moi ou au pauvre chien, si je souffre quelque injure dans ma personne ou dans mes biens, je n’oublierai pas la part que vous y aurez eue.
– Va-t’en, répéta le Nain, va-t’en, et souviens-toi de moi quand tu sentiras le coup qui t’aura frappé.
– Eh bien, eh bien, dit Hobbie en remontant à cheval, je m’en vais ; on ne gagne rien, dit-on, à disputer avec les gens qui sont de travers, on ne les redresse pas[42] ; mais s’il arrive quelque chose à Grace Armstrong, je vous promets un petit feu de sorcier, pourvu qu’on trouve un seul tonneau goudronné dans les cinq paroisses du canton.
Il partit ; et le Nain, après avoir jeté sur lui un regard de colère et de mépris, prenant une bêche avec un hoyau, se mit à creuser un tombeau pour sa chèvre. Un coup de sifflet, et les mots : – Hist, Elshie, st ! l’interrompirent dans cette triste occupation. Il leva la tête, et aperçut près de lui le bandit de Westburnflat. Semblable au meurtrier de Banquo[43], il avait le visage souillé de sang, ses éperons et les flancs de sa monture en étaient couverts.
– Eh bien, misérable, ton infâme projet est-il accompli ?
– Est-ce que vous en doutez, Elshie ? Quand je mets le pied dans l’étrier, mes ennemis peuvent sangloter d’avance ! Ils ont eu cette nuit, à Heugh-Foot, une belle illumination, et l’on y pousse encore des cris plaintifs sur la mariée.
– La mariée !
– Oui. Charly Cheat-the-Woody[44], comme nous l’appelons, c’est-à-dire Charlot Foster de Tinning-Beck, l’emmène dans le Cumberland. Elle m’a reconnu dans la bagarre, parce que mon masque s’était détaché. Vous sentez que si elle reparaissait dans le pays, je n’y serais pas en sûreté ; la bande des Elliots est nombreuse. Maintenant, ce que j’ai à vous demander c’est le moyen de la mettre en sûreté.
– Veux-tu donc l’assassiner ?
– Non, non, si je puis m’en dispenser. On dit qu’on envoie des gens aux plantations, qu’on les fait embarquer pour cela tout doucement dans les ports, et qu’on sait gré surtout à ceux qui amènent une jolie fille. Par delà les mers on a besoin de ce bétail femelle, qui n’est pas rare ici ; mais je veux faire mieux pour la nôtre.
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