– C’est la main de Grace ! s’écria-t-il : c’est le bras de Grace ! je le reconnaîtrais entre mille : il n’en existe pas un semblable. Il faut la délivrer, mes amis, nous fallût-il démolir pierre à pierre la tour de Westburnflat.
Earnscliff doutait qu’il fût possible de reconnaître à une telle distance le bras et la main d’une femme, mais il ne voulut rien dire qui pût diminuer les espérances du jeune fermier. On résolut donc de faire une sommation à la garnison ; et les cris de la troupe, joints au son d’un cor de chasse dont on s’était muni, firent paraître la tête d’une vieille à une des meurtrières.
– C’est la mère du brigand, dit Simon ; elle est cent fois pire que lui. La moitié du mal qu’il fait au pays est la suite de ses instigations.
– Qui êtes-vous ? que demandez-vous ? dit la respectable matrone.
– Nous désirons parler à William Graeme de Westburnflat, répondit Earnscliff.
– Il n’y est pas.
– Depuis quand est-il absent ?
– Je ne puis vous le dire.
– Quand reviendra-t-il ?
– Je n’en sais rien, répondit l’inexorable gardienne.
– Vous n’êtes pas seule dans la tour ?
– Seule. À moins que vous ne vouliez compter les rats.
– Ouvrez donc la porte, afin de nous le prouver. Je suis juge de paix, et nous sommes à la recherche d’un crime de félonie.
– Que le diable brûle les doigts à ceux qui tireront les verrous pour vous ouvrir ; quant à moi, jamais. N’êtes-vous pas honteux de venir trente hommes, le pot de fer en tête, avec des épées et des lances, pour effrayer une pauvre veuve !
– Nos informations sont positives : un vol considérable a été commis, il faut que nous fassions une visite.
– Et l’on a enlevé une jeune fille qui vaut cent fois plus que tout ce qu’on a volé, ajouta Hobbie.
– Le seul moyen de prouver l’innocence de votre fils, continua Earnscliff, est de nous ouvrir sans résistance, et de nous laisser visiter la maison.
– Oui-da ? Et que ferez-vous donc si je n’ouvre pas à une bande de vauriens ? dit la portière d’un ton railleur.
– Nous entrerons avec les clefs du roi, et nous casserons la tête à tous ceux qui tomberont sous nos mains, s’écria Hobbie exaspéré.
– Gens qu’on menace vivent longtemps, riposta la vieille avec le même accent ironique. Essayez, mes amis, essayez, la porte est solide. Elle a résisté à plus forts que vous.
À ces mots, elle se retira en poussant un grand éclat de rire.
Les assiégeants tinrent une conférence sérieuse. L’épaisseur des murs était telle qu’ils auraient pu braver même le canon pendant quelque temps. La porte, revêtue de lames de fer, était si solide, qu’aucune force humaine ne semblait en état de la briser. – Ni tenailles ni marteaux ne pourront y mordre, dit Hugh, le maréchal ferrant de Ringleburn ; autant vaudrait essayer de l’enfoncer avec des tuyaux de pipe.
Sous l’entrée, à la distance de neuf pieds, qui formaient l’épaisseur de la muraille, il y avait une seconde porte en chêne garnie de clous et assurée par de grandes barres de fer croisées en tous sens. Enfin on ne pouvait trop compter sur la sincérité de la vieille, qui prétendait être seule dans la tour ; car le sentier qui y conduisait portait les traces récentes du passage de plusieurs cavaliers.
À ces difficultés se joignait celle de se procurer les moyens d’attaque. Il ne fallait pas même penser à trouver des échelles assez hautes pour parvenir aux créneaux, et les fenêtres, outre leur élévation, étaient garnies d’épais barreaux ; il ne fallait pas non plus penser miner, faute d’outils et de poudre. On eut d’abord l’idée de convertir le siège en blocus ; mais il était à craindre que pendant ce temps Westburnflat ne fût secouru par ses confédérés, surtout si, comme on le soupçonnait, il était à la tête d’un parti de jacobites ; d’ailleurs on manquait d’abri et de provisions.
Hobbie grinçait des dents, et il tournait autour de la forteresse sans découvrir le moyen d’y pénétrer. – Mes amis, s’écria-t-il tout à coup comme frappé d’une inspiration soudaine, suivons l’exemple que nous ont laissé nos pères ; coupons du bois, formons un bûcher contre la porte, et enfumons la vieille sorcière comme un jambon.
On se mit à l’œuvre sans différer : tous les sabres, tous les couteaux, furent employés à couper les buissons et les saules qui croissaient sur les rives d’un ruisseau voisin ; on empila le bois contre la porte, on se procura du feu à l’aide d’un fusil. Hobbie, tenant en main un brandon de paille enflammée, s’avançait vers le bûcher, quand on vit le bout d’une carabine sortir d’une meurtrière ; en même temps on entendit le brigand s’écrier : – Grand merci, bonnes gens, vous êtes bien bons de travailler à notre provision d’hiver. Mais si l’un de vous avance d’un pas, ce sera le dernier de sa vie.
– C’est ce qu’il faudra voir, répondit intrépidement Elliot sans s’arrêter.
Le maraudeur fit feu, mais sans atteindre Hobbie ; Earnscliff, au contraire, tira un coup si bien ajusté, que la balle, traversant l’étroite ouverture, vint effleurer la joue du scélérat et en fit jaillir le sang. Willie s’aperçut probablement que son poste ne le mettait plus en sûreté, car il demanda aussitôt à parlementer.
– Pourquoi, dit-il, venez-vous attaquer un homme honnête et paisible ?
– Parce que vous retenez une prisonnière, et que nous avons résolu de la délivrer, répondit Earnscliff.
– Et quel intérêt prenez-vous à elle ?
– C’est ce que vous n’avez pas le droit de nous demander, vous qui la retenez de vive force.
– Ah ! je puis au moins m’en douter ! Au surplus, je n’ai pas envie de me faire une querelle à mort en versant le sang d’aucun de vous, quoique Earnscliff, qui sait viser si juste, n’ait pas craint de verser le mien. Pour prévenir de plus grands malheurs, je consens à vous rendre ma prisonnière, puisque vous ne vous en irez qu’à cette condition.
– Et tout ce que vous avez volé à Hobbie, s’écria Simon, vous n’en parlez pas ! Croyez-vous que nous souffrirons que vous veniez piller nos étables comme si c’était le poulailler d’une vieille femme ?
– Je sais ce qui est arrivé à Hobbie, répliqua le brigand ; mais, sur mon âme et conscience, il n’y a pas dans la tour un clou qui lui appartienne : tout a été emporté dans le Cumberland. Je connais les voleurs, je vous promets de lui faire rendre tout ce qui pourra se retrouver. Si, dans trois jours, il veut aller à Castleton avec deux amis, je m’y rendrai avec deux des miens, et je tâcherai de lui donner satisfaction.
– C’est bon ! c’est bon ! cria Hobbie. Ne parlez pas de cela, dit-il tout bas à Simon ; tâchons seulement de tirer la pauvre Grace des griffes de ce vieux scélérat.
– Earnscliff, demanda le brigand toujours placé derrière sa meurtrière, me donnez-vous votre parole, sur votre honneur et sur votre gant, que je serai libre de sortir de la tour et d’y rentrer ? Je demande cinq minutes pour ouvrir la porte, et autant pour en fermer les verrous ; me le promettez-vous ?
– Vous aurez tout le temps qui vous sera nécessaire ; je vous en donne ma parole sur mon honneur et sur mon gant.
– Écoutez, Earnscliff, il vaudrait mieux que vous fissiez reculer vos gens hors de la portée du fusil, et nous resterions tous deux sans armes, près de la porte de la tour. Ce n’est pas que je doute de votre parole ; mais il est toujours bon de prendre ses précautions.
– Camarade, pensa Hobbie en reculant avec ses compagnons, si je te tenais au Turner’s Holm[49], avec seulement deux honnêtes gens pour témoins, tu souhaiterais bientôt de t’être cassé une jambe plutôt que d’avoir touché à rien de ce qui m’appartenait.
– Eh bien, dit Simon, scandalisé de le voir capituler si facilement, après tout, ce Westburnflat a une plume blanche dans son aile[50] : il n’est pas digne de mettre les bottes de son père.
Cependant la porte de la tour fut ouverte ; Willie en sortit avec une jeune femme, et sa vieille mère se tint auprès, comme en sentinelle. – Voilà ma prisonnière, dit le brigand ; je vous la livre saine et sauve ; qu’un ou deux d’entre vous s’approchent pour la recevoir.
Earnscliff restait immobile de surprise. Ce n’était pas Grace Armstrong, mais miss Isabelle Vere qui était devant ses yeux.
– Ce n’est pas Grace, s’écria Hobbie en accourant vers Willie et le couchant en joue : où est Grace ? Qu’en as-tu fait ? parle, ou tu es mort.
– Songez que j’ai donné ma parole, Hobbie, dit Earnscliff en détournant l’arme ; et tous ses camarades répétèrent en désarmant Elliot : – Earnscliff a engagé sa main et son gant, sa parole et sa foi ; songez, Hobbie, que nous ne devons pas trahir le gage donné à Westburnflat, fût-il le plus grand coquin du monde.
Le maraudeur avait pâli ; en se voyant ainsi protégé, il reprit courage. – Elle n’est pas entre mes mains, dit-il ; si vous en doutez, je consens à vous laisser visiter la tour. Au surplus, j’ai tenu ma parole ; j’ai droit d’attendre que vous tiendrez la vôtre. – Si ce n’est pas cette prisonnière que vous cherchiez, dit-il à Earnscliff, vous allez me la rendre, car je suis responsable de sa personne envers qui de droit.
– Pour l’amour de Dieu, monsieur Earnscliff, dit Isabelle en joignant les mains d’un air de terreur, n’abandonnez pas une infortunée que tout le monde semble avoir abandonnée.
– Ne craignez rien, lui répondit-il tout bas ; je vous défendrai aux dépens de ma vie. – Misérable ! dit-il à Westburnflat, comment avez-vous osé insulter cette dame ?
– C’est ce dont je rendrai compte à ceux qui ont pour me faire cette question plus de droits que vous n’en pouvez avoir, répliqua le maraudeur.
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