David observant qu’une des deux visiteuses souriait, reprit subitement son caractère sauvage, et se précipitant au milieu des choux, il les mit en pièces avec son long bâton[1], en s’écriant : Je déteste les vers parce qu’ils se moquent de moi. Une autre dame, qui, elle aussi, le connaissait depuis longtemps, lui fit involontairement une injure sanglante dans une occasion semblable. La regardant d’un œil soupçonneux au moment où il lui faisait parcourir son jardin, il observa qu’elle crachait ; aussitôt il s’imagina que c’était en signe de mépris, et il s’écria avec la plus effrayante colère : – Suis-je un crapaud, femme, suis-je un crapaud, pour que vous crachiez à mon aspect ? Puis, sans vouloir rien entendre, il la mit dehors en l’accablant d’imprécations. Lorsqu’il était irrité par des personnes pour lesquelles il ressentait peu de respect, son mécontentement éclatait en paroles, parfois même en actions plus rudes encore. Dans ces occasions, il faisait usage de malédictions et des menaces les plus singulières et les plus sauvages[2]. »

La nature maintient un certain équilibre de bon et de mauvais dans tous ses ouvrages, et il n’y a peut-être pas d’état si misérable qui ne possède quelque source de bonheur inconnu. Ce pauvre diable, dont la misanthropie était fondée sur le sentiment de sa repoussante difformité, avait cependant quelques consolations. Dans la solitude qu’il s’était choisie, il devint un admirateur passionné de la nature : son jardin, qu’il cultivait avec soin, et qui d’un marais inculte était devenu une terre productive, faisait sa gloire et ses délices. Poussant plus loin encore son admiration pour des beautés plus champêtres, la douce pente d’une montagne couverte de verdure, le bouillonnement d’une claire fontaine, ou les ombrages d’un bois épais, étaient des scènes qu’il contemplait pendant des heures entières, et qui, disait-il, lui causaient un inexprimable plaisir. C’est peut-être par cette raison qu’il aimait les pastorales de Shenstone et quelques passages du Paradis perdu. L’auteur a entendu sa voix peu harmonieuse réciter la célèbre description du Paradis, qu’il semblait apprécier à sa juste valeur. Ses autres études étaient d’une nature différente et principalement polémique. Jamais il n’allait à l’église de la paroisse, ce qui attirait sur lui le soupçon d’entretenir des opinions hétérodoxes, bien qu’il ne fit sans doute qu’éviter le concours d’assistants au milieu desquels il eût exposé sa hideuse figure. Il parlait d’une vie à venir avec une profonde sensibilité, souvent en répandant des larmes, et exprimait du dégoût à l’idée que ses restes seraient confondus avec le rebut commun (c’était son expression) du cimetière ; aussi, guidé par son goût ordinaire, avait-il choisi un site charmant et sauvage, dans le vallon qu’il habitait, pour en faire sa dernière demeure. Pourtant il changea d’idée dans la suite, et fut inhumé dans le cimetière de la paroisse de Manor.

L’auteur a gratifié Wise Elshie de quelques qualités qui le font paraître, aux yeux du vulgaire, comme possédant un pouvoir surnaturel. La renommée faisait à David Ritchie un compliment semblable, car les ignorants et les enfants du voisinage le croyaient ce qu’on appelle uncanny[3] et il se montrait peu soucieux de détruire cette opinion qui, élargissant le cercle très resserré de sa puissance, flattait jusqu’à un certain point son amour-propre. Elle était un adoucissement à sa misanthropie, puisqu’elle augmentait ses moyens de causer de la peine ou de l’effroi. Mais il y a trente ans, même au fond d’une vallée d’Écosse, la sorcellerie n’était plus de saison.

David Ritchie affectait de fréquenter les lieux solitaires, particulièrement ceux qu’on supposait hantés par les esprits, et se vantait de son courage en ce point. Il est certain qu’il courait peu de chances de rencontrer quelque objet plus effrayant que lui-même. Superstitieux au fond du cœur, il planta plusieurs rowans (frênes des montagnes) autour de sa hutte, comme une protection assurée contre les sortilèges. Ce fut pour la même cause sans doute qu’il désira que sa tombe fût ornée d’arbres de la même espèce.

Nous avons dit que David Ritchie admirait les beautés de la nature. Ses seuls favoris parmi les êtres vivants étaient un chat et un chien, auxquels il était très attaché, et des abeilles dont il avait le plus grand soin. Vers la fin de sa vie, il fit venir auprès de lui une de ses sœurs qu’il logea dans une hutte adjacente à la sienne, sans permettre jamais qu’elle entrât chez lui. Cette femme était d’une intelligence faible, mais sa personne n’avait rien de difforme ; simple, même un peu sotte, elle n’était ni triste ni bizarre comme son frère. David ne lui montrait aucune sorte d’affection, mais il la supportait ; il la soutenait de même que lui par le produit de son jardin et de ses ruches ; tous deux ils recevaient aussi un faible secours de la paroisse. Grâce au simple et patriarcal état où se trouvait alors le pays, des personnes dans la position de David et de sa sœur étaient sûres d’avoir de quoi vivre ; il leur suffisait de s’adresser au propriétaire le plus voisin ou à quelque fermier aisé, et elles les trouvaient toujours prêts à pourvoir à leurs modestes besoins. David recevait quelquefois des dons gratuits des étrangers, sans les implorer ni les refuser, et il ne semblait pas non plus en éprouver une vive gratitude. Effectivement la nature, lorsqu’elle l’affligea de cette difformité qui lui ôtait les moyens de se soutenir par le travail, lui avait donné le droit de se considérer comme un de ses enfants déshérités. Indépendamment de ces aumônes, il y avait au moulin un sac suspendu au profit de David Ritchie, et tous ceux qui emportaient chez eux une mesure de farine ne manquaient pas d’ajouter une poignée à la provision du malheureux estropié. Enfin David n’avait aucun besoin d’argent, si ce n’est pour acheter du tabac, le seul luxe qu’il s’accordât libéralement. Lorsqu’il mourut (au commencement de ce siècle), on trouva qu’il avait amassé environ vingt livres, circonstance qui peint un des traits de son caractère ; car la richesse, c’est le pouvoir, et le pouvoir c’était ce que désirait posséder David Ritchie, comme une compensation à son exclusion de toute société humaine.

Sa sœur lui survécut jusqu’à la publication de l’ouvrage dont cette courte notice forme l’introduction, et je fus fâché d’apprendre qu’une sorte de « sympathie locale », et la curiosité qu’on éprouvait alors pour ce qui concernait l’auteur de Waverley et le sujet de ses ouvrages, aient exposé la pauvre femme à des importunités qui lui causèrent de la peine.