Lorsqu’on la pressait de questions sur son frère, elle demandait à son tour si l’on ne voulait pas permettre que les morts reposassent en paix.
L’auteur vit ce pauvre et l’on peut ajouter ce malheureux homme, dans l’automne de 1797 ; car alors il était, comme il a encore le bonheur de l’être aujourd’hui, lié par l’amitié la plus sincère à la famille du vénérable docteur Adam Ferguson, le philosophe et l’historien, qui habitait la Mansion-House d’Halyards, dans la vallée de Manor, à environ un mille de l’ermitage de Ritchie. C’est durant un séjour à Halyards que l’auteur connut ce singulier anachorète, considéré par le docteur comme un homme extraordinaire. M. Ferguson assistait David de diverses manières, il lui prêtait même des livres ; et bien que le goût du philosophe et celui du pauvre paysan ne fussent pas toujours en harmonie[4], le premier regardait l’autre comme un homme d’une grande capacité, dont les idées avaient de l’originalité, mais dont l’esprit avait été égaré par un amour-propre auquel le mépris causait la plus violente irritation, et qui croyait s’en venger sur le genre humain par une sombre misanthropie.
David Ritchie était mort depuis plusieurs années, quand l’auteur conçut l’idée qu’un tel caractère pourrait avoir un grand intérêt dans une fiction. Il traça celui d’Elshie de Mucklestane-Moor. L’ouvrage devait être plus long qu’il ne l’est, et la catastrophe plus adroitement amenée. Mais un critique de mes amis à l’opinion duquel je soumettais ma composition, pensa que le caractère de l’anachorète était d’une nature trop révoltante, et plus fait pour dégoûter que pour intéresser le lecteur. Comme j’avais des raisons de considérer mon conseiller pour un excellent juge de l’opinion publique, je terminai mon travail aussi vite que possible, et n’ayant fait qu’un volume d’une histoire qui devait en avoir deux, j’ai peut-être produit un ouvrage aussi difforme que le Nain noir qui en est le sujet.
Gens du pays fameux par ses gâteaux,
S’il est des trous à vos manteaux,
Cachez-les bien : votre compatriote
Vous observe, et de tout prend note.
Et puis, ma foi, le jour viendra
Où tout s’imprimera.
Burns.
Chapitre premier
Préliminaires
Berger, as-tu de la philosophie ?
Shakespeare, Comme il vous plaira.
Par une belle matinée d’avril (quoique la neige fût tombée abondamment pendant la nuit et que la terre restât couverte d’un manteau éblouissant de blancheur), deux voyageurs à cheval arrivèrent à l’auberge de Wallace. Le premier était un homme grand et robuste vêtu d’une redingote[5] grise ; une toile cirée couvrait son chapeau ; il tenait à la main un grand fouet garni en argent, et des bottes armées de gros éperons protégeaient ses jambes ; enfin il montait une grande jument baie au poil rude, mais en bon état, dont une selle de campagne et une bride militaire à double mors un peu rouillé composaient le harnachement. Celui qui l’accompagnait paraissait être son domestique : il était porté par un poney[6] gris, avait sur la tête un bonnet bleu, une grosse cravate autour du cou, et de longs bas bleus au lieu de bottes. Ses mains, non couvertes de gants, étaient noircies par le goudron, et il observait envers son compagnon un air de respect et de déférence, mais aucun de ces égards affectés que prodiguent à leurs maîtres les valets des grands. Au contraire, ils entrèrent tous deux de front dans la cour, et la dernière phrase de leur entretien fut cette exclamation : – Dieu nous soit en aide ! si ce temps-là dure, que deviendront les agneaux ? Ces mots suffirent à mon hôte, qui s’avança, pour prendre le cheval du principal voyageur et le tenir par la bride pendant que celui-ci descendait et que son compagnon recevait le même service du garçon d’écurie. Enfin mon hôte, saluant le fermier, lui demanda : – Eh bien ! quelles nouvelles des montagnes du sud[7] ?
– Quelles nouvelles ? répondit-il ; d’assez mauvaises, je crois si nous pouvons sauver les brebis, ce sera beaucoup ; quant aux agneaux, il faudra les laisser aux soins du Nain noir.
– Oui, oui, ajouta le vieux berger (car c’en était un) en hochant la tête, le Nain aura beaucoup à faire avec les morts ce printemps.
– Le Nain noir ? dit mon savant ami et patron[8] Jedediah Cleishbotham ; et quel personnage est-ce là ?
– Allons donc, mon brave homme, vous devez avoir entendu parler du bon Elshie, le Nain noir, ou je me trompe fort... Chacun raconte son histoire à son sujet ; mais ce ne sont que des folies, et je n’en crois pas un mot depuis le commencement jusqu’à la fin.
– Votre père y croyait bien, dit le vieux berger, évidemment fâché du scepticisme de son maître.
– Oui, sans doute, Bauldie ; mais c’était le temps des têtes noires[9] : on croyait alors à tant d’autres choses curieuses auxquelles ou ne croit plus aujourd’hui !
– Tant pis, tant pis, reprit le vieillard ; votre père, je vous l’ai dit souvent, aurait été bien contrarié de voir démolir sa vieille masure pour faire des murs de parc ; et ce joli tertre couronné de genêts où il aimait tant à s’asseoir au coucher du soleil, enveloppé de son plaid pour voir revenir les vaches du loaning[10]... pensez-vous que le pauvre homme serait bien aise de voir son joli tertre bouleversé par la charrue comme il l’a été depuis sa mort ?
– Allons, Bauldie, prends ce verre que t’offre l’hôte, répondit le fermier, et ne t’inquiète plus des changements dont tu es témoin, tant que pour ta part tu seras bien toi-même.
– À votre santé, messieurs, dit le berger ; puis, après avoir vidé son verre et protesté que le whisky était toujours la chose par excellence, il continua : – Ce n’est pas, certes, à des gens comme nous qu’il appartient de juger, mais c’était un joli tertre que le tertre des genêts, et un bien brave abri dans une matinée aussi froide que celle-ci.
– Oui, dit le maître ; mais vous savez qu’il nous faut avoir des navets pour nos longues brebis, mon camarade, et que pour les avoir ces navets, il nous faut travailler rudement avec la charrue et la boue ; ça n’irait guère bien de s’asseoir sur le tertre des genêts pour y jaser du Nain noir, et autres niaiseries, comme on faisait autrefois lorsque c’était le temps des courtes brebis.
– Oui bien, oui bien, maître, dit le serviteur ; mais les courtes brebis payaient de courtes rentes, à ce que je crois.
Ici mon respectable et savant patron s’interposa de nouveau, et remarqua qu’il n’avait jamais pu apercevoir aucune différence matérielle, en fait de longueur, entre une brebis et une autre ; remarque qui occasionna un grand éclat de rire de la part du fermier et un air d’étonnement de la part du berger. – C’est la laine, mon brave homme, c’est la laine, et non la bête elle-même, qui fait appeler la brebis courte ou longue, dit celui-ci. Je crois que si vous mesuriez leur dos, la courte brebis serait la plus longue des deux ; mais c’est la laine qui paie la rente au jour où nous sommes, et nous en avons bon besoin.
– Sans doute, Bauldie a bien parlé : les courtes brebis payaient de courtes rentes. Mon père ne donnait pour notre ferme que soixante pounds, et elle m’en coûte à moi trois cents, pas un plack ni un bawbie de moins[11]. Mais ce qui n’est pas moins vrai, c’est que je n’ai pas le temps de rester ici à conter des histoires. – Mon hôte, servez-nous à déjeuner, et voyez si nos rosses ont à manger. Il me faut aller voir Christy Wilson, afin de nous entendre sur le luckpenny[12] que je lui dois depuis notre dernier compte ; nous avions bu six pintes ensemble en faisant le marché à la foire de Saint-Boswell ; et j’espère que nous n’en viendrons pas à un procès, dussions-nous passer autant d’heures à régler ce petit compte qu’il nous en coûta pour le marché lui-même. – Écoutez-moi, voisin, ajouta-t-il en s’adressant à mon digne et savant patron, si vous voulez savoir quelque chose de plus sur les brebis longues et les brebis courtes, je reviendrai manger ma soupe aux choux vers une heure de l’après-midi, ou si vous voulez entendre de vieilles histoires sur le Nain noir, et d’autres semblables, vous n’aurez qu’à inviter Bauldie, que voici, à boire une demi-pinte ; il vous craquera comme un canon de plume. Je promets de payer moi-même une pinte entière si je m’arrange avec Christy Wilson[13].
Le fermier revint à l’heure dite, et avec lui Christy Wilson, leur différend ayant été terminé sans qu’ils eussent recours aux messieurs en robes longues. Mon digne et savant patron ne manqua pas de se trouver à leur arrivée, autant pour entendre les contes promis que pour les rafraîchissements dont il avait été question, quoiqu’il soit reconnu pour être très modéré sur l’article de la bouteille. Notre hôte se joignit à nous, et nous restâmes autour de la table jusqu’au soir, assaisonnant la liqueur avec maintes chansons et maints contes. Le dernier incident que je me rappelle fut la chute de mon savant et digne patron, qui tomba de sa chaise en concluant une longue morale sur la tempérance par deux vers du Gentil berger[14], qu’il appliqua très heureusement à l’ivresse, quoique le poète parle de l’avarice :
En avez-vous assez, dormez tranquillement ;
Le superflu n’est bon qu’à causer du tourment,
Dans le cours de la soirée, le Nain noir[15] n’avait pas été oublié : le vieux berger Bauldie nous fit sur ce personnage un grand nombre d’histoires qui nous intéressèrent vivement. Il parut aussi, avant que nous eussions vidé le troisième bol de punch, qu’il y avait beaucoup d’affectation dans le prétendu scepticisme de notre fermier, lequel croyait sans doute qu’il ne convenait pas à un homme qui paie une rente annuelle de trois cents livres, de croire aux traditions de ses ancêtres ; mais au fond du cœur il y avait foi. Selon mon usage, je poussai plus avant mes recherches en m’adressant à d’autres personnes qui connaissaient le lieu où s’est passée l’histoire suivante, et je parvins heureusement à me faire expliquer certaines circonstances qui mettent dans leur vrai jour les récits exagérés des traditions vulgaires.
Chapitre II
Vous voulez donc passer pour
Hearne le chasseur[16] ?
Shakespeare, Les joyeuses Femmes de Windsor.
Dans un des cantons les plus reculés[17] du sud de l’Écosse, où une ligne imaginaire, tracée sur le froid sommet des hautes montagnes, sépare ce pays du royaume voisin, un jeune homme nommé Halbert ou Hobbie Elliot, fermier aisé qui se vantait de descendre de l’ancien Martin Elliot de la tour de Preakin, si fameux dans les traditions et les ballades nationales des frontières[18], revenait de la chasse et regagnait son habitation. Les daims, autrefois si multipliés dans ces montagnes solitaires, avaient presque entièrement disparu : le peu qui en était resté se retirait dans des lieux presque inaccessibles où il était fort difficile de les atteindre, quelquefois même dangereux de les poursuivre. Cependant on voyait plusieurs jeunes gens du pays se livrer avec ardeur à cette chasse, malgré les périls et les fatigues qui y étaient attachés. L’épée des habitants des frontières avait dormi dans le fourreau depuis la pacifique union des deux couronnes sous le règne de Jacques, premier roi de ce nom qui occupa le trône de la Grande-Bretagne ; mais ces contrées conservaient des traces de ce qu’elles avaient été naguère.
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